mercredi 13 juin 2007

Chemins d’école et ponts d'Arcole

Du pont de la route de Brux jusqu’à la laiterie de Chaunay, le chemin longeait la Bouleure.
Odeurs de lait caillé et de fromages en ferments, travailleurs le cheveux gras en salopettes blanches et bottes toujours vertes pataugeant dans de grandes flaques opalines, la laiterie, industrie décalée dans un monde essentiellement attelé au sillon d’une charrue.
Ce n’était un chemin qu’aux beaux jours. L’hiver, la Bouleure l’effaçait du paysage et en faisait son second lit de débauche. Des bois morts y flottaient à la dérive et au-dessus, décrivant de grands cercles inquiets, les vanneaux huppés piaulaient pathétiques sur le gris du ciel.
C’était aussi un oxymore, un détour pour éviter le chemin des écoliers quand les bohémiens surgis de la nuit et leurs yeux noirs étincelants comme ceux des chats harets, campaient sur un petit tertre herbeux de l’autre berge.
Le chemin pour contourner les couteaux qui pendaient à leurs ceintures, les haillons d’une marmaille aux gestes brutaux, les feux de camp, les paniers tressés d’osier, les roulottes, les petits chevaux mouchetés comme ceux des Comanches et les guitares.
C’était un ordre. Les poules renfermées à double tour, les lapins verrouillés dans leurs cases, les outils de jardin remisés, les bicyclettes entravées, les saloirs camouflés dans la maison, les billets des allocations enfouis plus profondément sous la pile de draps, la dernière précaution était enjointe : Prenez le p’tit chemin de la laiterie.
Puis, un jour, le chemin nous fit les archéologues de la guerre.
Car un orme d’un autre monde, énorme et déjà mort, avec un trou comme une grotte à sa base, gémissait là sans douleur entre le ciel et l’eau. C’était un monument, la cabourne, le désignait-on, et un matin un chat-huant somnolait sur le pas de cet antre lugubre et qui semblait vouloir fouiller de ses ombres les entrailles de la terre.
Nous avons admiré l’endormi les yeux mi-clos, nous avons dévisagé ses petites oreilles emplumées et un souffle de vent qui faisait frémir le poitrail, puis nous l’avons cruellement effrayé. L’oiseau somnambule a lourdement heurté la cime des haies et s’est évanoui quelque part sous des nuages mal définis.
Alors nous nous sommes approchés avec cette fascination étrange du chasseur ou du chien de meute à vouloir respirer l’endroit même où l’oiseau évanescent s’était reposé, comme s’il eût pu oublier là quelque chose de lui, quelque chose de concret et dont nous nous serions saisis. Agenouillés, nous avons scruté et reniflé la senteur humide de la cabourne et nos yeux comme des fouines se sont habitués à l’ombre.
Nous avons reculé, épouvantés et en jetant des cris.
C’était étrange, c’était long, c’était rond, c’était rouillé, c’était pointu.
Un obus ! Une bombe ! Une torpille ! C’est les bohémiens ! Non, c’est les boches ! La guerre !
La guerre, celle dont on nous rebattait tant les oreilles, avec des Allemands vociférants des ordres, voleurs de chevaux, de vaches, d’œufs et de lait, était de retour.
Nous avons fui.
Mais le soir, à pas feutrés pour ne pas déranger la mort qui dormait là depuis si longtemps, avec des précautions rampantes et muettes d’indiens à l’affût, nous sommes revenus. La guerre tel un monstre paisible dormait toujours sur la terre noire de la cabourne.
Alors, nous nous sommes peu à peu habitués à cette inquiétante présence d’un passé tumultueux, un passé d’avant nous, fait de feux et de sang, et nous avons juré le secret. L’arbre mort avec la mort lovée à ses pieds est devenu notre totem. Chaque fois que nous sommes passés par là, faisant même un détour pour y parvenir, régulièrement, nous sommes venus veiller sur le sommeil du monstre.
Et nous n’avons rien dit, meurtris dans notre chair et comme si nous étions des soldats assassins, quand le tranchant luisant d’une hache est venu par un sale matin de printemps briser le repos de notre redoutable idole.
Les membres déchiquetés, le cantonnier Gustave s’est éparpillé sur les herbes et du rouge, beaucoup de rouge, s’est répandu sur le blanc des pâquerettes et le jaune des boutons d’or.
La guerre, la guerre chez les hommes ne dort toujours que d’un œil. Même sous les cabournes innocentes inconnues où veillent des chats huants.

vendredi 8 juin 2007

Tendance : comment il ne faut pas écrire si on veut être publié

Si un jour, lassés par l'onanisme du bloggeur, vous voulez être publiés dans un vrai livre qui sent bon le papier et tout, je ne sais pas exactement ce qu'il vous faudra faire mais je sais précisément ce qu'il vous faudra éviter de commettre.

Ceci :

Lendemain de tempête

" Du plus loin que pouvait porter le regard, par-delà l’étendue d’eau qui recouvrait les prés communaux et qui miroitait sous le soleil oblique, jusqu’au canal et bien plus loin encore, si loin qu’on apercevait sur le ciel bleuté des clochers de villages qu’on n’avait jamais vus d’ici, les grands peupliers qui d'ordinaire habillaient les marais de leurs fières silhouettes, gisaient comme posés là par une main gigantesque, impeccablement alignés.
Ils avaient en chutant soulevé d’énormes blocs de terre et ces blocs s’élevaient maintenant très haut dans l’air, accrochés à leurs racines qui serpentaient et vomissaient de la tourbe détrempée.
A l’emplacement de chaque arbre, un grand trou, comme un tombeau, s’ouvrait à ciel ouvert.
- C’est effroyable, finit par murmurer Quentin
- Oui, répondit Mathilde. Elle s’appuyait sur son bras.
En direction de Mauzé, les peupleraies inondées étaient broyées et les arbres jetés pèle-mêle dans l’eau. Certains avaient été sectionnés à mi-tronc et ils laissaient pendre des lambeaux douloureux de bois déchiqueté, telles des plaies ouvertes par une arme barbare.
Quentin crut deviner alors une ambiance anormale, mystérieuse, qui planait et jetait sur tout ce désordre un éclairage plus dramatique encore. Il regardait tous ces arbres foudroyés, il regardait au loin dans la brume évanescente des clochers, il scrutait les bosquets de frênes et de broussailles qui semblaient avoir moins souffert mais au travers desquels on voyait tout de même de grands frênes effondrés sur les sous-bois. Il cherchait à comprendre, dans ce paysage meurtri, l’impression confuse d’une étrange mélancolie déployée en filigrane, comme si quelque chose échappait à sa conscience.
Quelque chose comme une absence.
Il chuchota enfin :
- Il n’y a pas un oiseau.
Pas un pigeon en effet, pas une corneille, pas une tourterelle, pas le moindre pinson traversant le ciel de son vol saccadé, pas un bruissement d’ailes, pas un merle, pas un pépiement et pas un mouvement sur ces champs de ruine.
Tout ce silence inquiet avait pénétré l’âme du bûcheron, habitué à vivre avec toutes les animations discrètes et tous les murmures de la vie sauvage.
Quentin eut un frisson.
- Ils ont dû partir ailleurs, chassés par le vent, dit Mathilde
- Je ne sais pas. C’est étrange…
Ils marchèrent jusqu’au canal. L’eau filait à toute allure et déversait son trop-plein entre les cadavres alignés sur ses berges. Quand un arbre s’était couché en travers de son cours, elle bouillonnait et faisait une cascade d’écume en franchissant l’obstacle.
Quentin s’accroupit et ramassa sous des branchages le corps d’un gros pigeon ramier. Il souffla sur le beau poitrail rose, sur la collerette blanche et sur le dos tout bleu, cherchant une blessure. Il n’en trouva pas. Il reposa l’oiseau, exactement là où il était tombé.
- Ils ont été projetés de leur perchoir. Ceux qui ont voulu s’envoler ont certainement été fracassés sur quelque obstacle. Ils n’ont plus où se percher dans tout ce chantier, et Quentin montrait d’un geste las le marais sur lequel déclinait la lumière, tout pâle, tout triste, comme la bougie d’une première nuit de deuil et de veille.
- Ils se sont sans doute réfugiés en forêt, conclut-il.
Ils rebroussèrent chemin. Quentin dit qu’il irait le lendemain dans ses coupes, puis qu’ils partiraient très vite en Auvergne.
Sa femme se souleva un peu sur la pointe des pieds et l’embrassa sur la joue :
- Tu ne t’es pas rasé, bandit …plaisanta t-elle.
Il lui sourit. Il se sentait désappointé, fatigué, et ressentait au fond de lui une sourde colère, touché au moral, comme si toute cette hécatombe était profondément injuste et l’eût personnellement atteint. Il aurait aimé faire exploser cette colère, vider la coupe. Mais sur qui ?
- Ils ont de la chance, les gens qui ont un dieu…
- Comment ça ?
Ils marchaient côte à côte sur le chemin humide et la lune se levait sur le bleu pâle du ciel. La nuit serait froide.
- Rien. Tout cela m’a chamboulé et me fait dire des conneries."

Et moi, ça m'en fait écrire...
Extrait d'un de mes manuscrits de rin, mais alors vraiment de rin du tout...

vendredi 25 mai 2007

Comment dirais-je..?

ô, homme heureux,
c'est chiant, hein?, d'être appellé " homme heureux", ça fait çui qu'a rien connu des problèmes qui font qu'on est si content quand ils s'arrêtent, qui s'enlise dans sa bedaine de bandeur mou.
Je recommence:
ô, homme malheureux,
c'est encore plus chiant! ça fait chialeur déprimé , ennuyeux, mauvais vivant, macrobiotique, dépressif larmoyant, houellebequien.
Je recommence:
ô, homme bienheureux,
alors ça, c'est carrément catho, çui qu'a trouvé sa route, le sage qu'hésite pas, çui qu'a tout compris et qui, malgré tout, comme un con, un jour ou l'autre, crève.
Je recommence:
ô homme mal heureux,
c'est mieux, ça commence à ressembler à quelque chose, un effort a été produit, effort qui devrait s'avérer payant en fin de trimestre à condition d'y mettre du sien.
Toutefois, je recommence:
ô, homme mal bienheureux,
là, c'est carrément se foutre du monde.
Je recommence:
ô, homme mal malheureux,
je crois qu'on y arrive, mais il est tard, j'ai oublié ce que je voulais te dire, je vais me coucher.
sleep tight.
Dom.

jeudi 24 mai 2007

L'araignée

L'araignée tisse sa toile et les mouches par milliers viendront éteindre leurs vols dans le piège infernal.
Des amis d'enfance aux postes suprêmes de la police. Un copain derrière la caméra du plus puissant média se taillant 50 pour cent du fromage national.
Police et propagande, les deux ingrédients de la puissance unique sont servis.
Que commence le banquet et qu'on y serve de la cervelle de mouche finement rôtie !
A quand un grand congrès, une démonstration effrayante de mégalomanie, des drapeaux par millions qui claquent comme des fusils sous la colère des vents et des micros qui éructent la salive et qui lézardent la raison au plus profond de sa blessure humaine ?

Et les mouches par milliers butinent, butinent, butinent la fleur empoisonnée....votent, votent, votent d'une main que leur dicte la loi du plus fort, la loi d'un chasseur qui pour gober sa proie prit conseil auprès du braconnier gabonais, en place depuis 40 ans !

Mouche printanière, démocrate, modérée, lâche mouche insouciante, ne vois-tu pas dans le pâle silence d'un matin de rosée, tendue entre deux herbes folles de la prairie, l'oeuvre en filigrane et sur laquelle tu cours crucifier ton voyage ?

Tes ailes bleues frémissantes par l'approche de la mort, bourdonneras-tu, comme tant de mouches avant toi prises au piège, " J'savais pas, j'avais pas vu, j'savais pas, j'avais pas vu, j'savais pas, j'avais pas vu...." ?

mercredi 16 mai 2007

Quelle époque !

« C’était un de ses hommes politiques à plusieurs faces, sans convictions, sans grands moyens, sans audace et sans connaissances sérieuses, avocat de province, joli homme de chef-lieu, gardant un équilibre de finaud entre tous les partis extrêmes, sorte de jésuite républicain et de champignon libéral de nature douteuse, comme il en pousse par centaines sur le fumier populaire du suffrage universel.
Son machiavélisme de village le faisait passer pour fort parmi ses collègues, parmi tous les déclassés et les avortés dont on fait des députés...»
« Bel-Ami » - Maupassant - Le livre de poche - Page 215

Pour être un lecteur assidu de Maupassant, je ne crois pas pour autant qu’il fut un visionnaire.
Ce qui me désole au plus haut point.
Il eût en effet mieux valu.
Car si tel avait été le cas, le portrait dressé de ce génial trait de plume, aussi finement aiguisé que peut l'être une arme de précision, au moins serait à sa place en notre temps, dramatiquement, certes, mais à sa place tout de même ; dans un mouvement entrevu des choses et par l’écrivain annoncé.
Mais Maupassant était un observateur redoutable de son temps. Ce qui en fait en même temps, à son insu et à notre grand dam, un observateur du nôtre.
Nous n’avons donc pas bougé d’un pouce, pas d’un millimètre, pas même de l’épaisseur d’un poil de mon cul, depuis « Bel ami », depuis 1885, voilà maintenant cent vingt deux ans !
La peinture féroce de Maupassant, mot pour mot, virgule pour virgule, point par point, est en effet d’une désolante actualité.
Et j'entends donner du groin ces bourgeois surannés au ventre replet, aux petits rots porcins d’après bonne bouffe, avec des mines de cochons de lait et la tête pleine d'affligeantes certitudes , ces mêmes nullités politiques et les mêmes électeurs couinants de plaisir et prêts à leur faire allégeance, celui-ci de la main droite, celui-là de la main gauche, cet autre encore des deux mains.
Décidément, depuis le temps qu’il y a des hommes et qui lisent Maupassant, peu sont venus pour en tirer profit.

vendredi 13 avril 2007

J'affirme

J'affirme que si la France était encore un pays respectable, avec de la mémoire digne, elle se serait levée d'un bloc et aurait crié son indignation aux allégations de Sarkozy quant au déterminisme génétique,
j'affirme qu'elle aurait dû lui demander compte et désaveu public,
j'affirme qu'elle aurait dû l'exclure des débats pour flirt avec le ventre de la bête immonde, et ce, au nom de toutes les victimes éparpillées sur les champs de l'histoire. Simplement.
J'affirme qu'en 2007, un pays dans lequel les boulangers, les poètes, les mécaniciens, les professeurs, les écrivains, les retraités, les peintres, les chômeurs, les menuisiers, les politiques, les péripatéticiennes, les ingénieurs, les marins, les paysans, les éducateurs, les artistes ne réagissent que mollement à ces monstruosités est un pays mûr pour rejouer les heures les plus dramatiques et les plus lâches de son histoire,
j'affirme qu'elle aurait dû crier encore plus haut quand Sarkozy voulant se dédouaner a affirmé : "Je ne suis pas un savant",
j'affirme que c'est bien pire encore,
j'affirme que cela signifie en clair que les postulats sont de nature idéologique et que les portes de l'enfer sont ainsi ouvertes !

mardi 10 avril 2007

Quiproquo toponymique

En toponymie, langage émotif de la mémoire collective, tout peut dépendre des dispositions de l’esprit présent.
J’en veux pour preuve cette plaisante anecdote dont fut dernièrement acteur et témoin un vieil homme de Podlachie, anecdote véridique rapportée d’ailleurs par quelque quotidien de la région, ce qui, je vous l’accorde, ne constitue pas un gage d'irréfutable authenticité.
Toujours est-il qu’après Wiznice, si on file en direction de Lublin, on traverse un village du nom de Kolano. Cela signifie littéralement « le genou.» Bien sûr, des raisons précises doivent présider aux origines de cette appellation mais, pour l’heure, nous les ignorons.
A quelques kilomètres de là, derrière la forêt, un autre hameau plus petit, posé sur une timide élévation recouverte d’arbres, se fait appeler Puchowa Góra « le mont duveteux ». La topographie est là beaucoup plus éloquente. D’en bas, en effet, les cimes en dentelles de ces arbres forment comme un duvet que le soleil couchant, derrière, arrose à contre-jour.
Or, il advint qu’une dame distinguée voulant se rendre dans ce hameau, s’égara, tergiversa et finit par s’arrêter à Kolano afin de s’y enquérir de la juste route.
Elle stoppa donc sa voiture, en descendit fort élégamment et héla notre bonhomme trop content, quant à lui, de causer à quelqu’un, pour rendre service de surcroît, dans ces mornes solitudes qui font les longs après-midi de la campagne.
Il dit que c’était simple.
A partir du genou, il fallait remonter doucement.
Il montrait d’un geste du bras la petite route qui s’enfonçait dans l’épaisseur des bois.
Sa main s’inclina devant son visage et il fit mine de remonter….Il fallait remonter doucement et en haut, hop, au carrefour, tourner tout de suite à droite.
Il se reprit. Venant du genou, ça pouvait aussi bien être à gauche qu'à droite Le petit mont duveteux était de toutes facons en face, juste au milieu.
Ça le fit rire, lui, qu’on pouvait arriver de tous les côtés au petit mont duveteux.

La dame distinguée ne l’entendit point de cette chaste oreille. Elle avait tout d’abord froncé les sourcils, dubitative et interloquée, avant de foncer tête baissée dans ce qui lui avait semblé être, à n’en pas douter sur la foi de ce petit rire, une allégorie des plus licencieuses.
Elle rejoignit alors précipitamment sa voiture, effarouchée comme une poule qui aurait vu le goupil, la mèche des cheveux indignée, invectivant, insultant, levant le poing et vouant aux gémonies ce vieux malade, lubrique et délabré.

Notre homme était cependant resté bouche bée, complètement abasourdi par cette volée de bois vert qui lui tombait si brusquement dessus.
Ce ne fut que quelque temps plus loin, alors que la voiture avait depuis belle lurette disparu et que, vexé, il réfléchissait encore à l’incivilité de cette réaction, qu’il comprit enfin l’étendue de la méprise.
Alors, on entendit son rire briser le silence du chemin et qui s’envolait très haut dans l’air immobile de Kolano.
Distinguée, la dame ? Une fieffée coquine, oui, et il penchait la tête et il se frappait les cuisses et il se tenait les côtes.
On ne voit que ce à quoi on pense trop. Ah, la gourgandine !
Elle était partie voir le loup, assurément, conclut-il.

jeudi 5 avril 2007

Concerts en Pologne, Wałbrzych

Train de nuit qui traverse, du Nord-est au Sud- ouest, la Pologne de part en part.
Long train de nuit comme un énorme tamtam sous la lune.
Et sous cette lune tout ronde dans le ciel, des champs et des bois qui défilent et après les champs, des bois, et après ces bois, d’autres champs encore. Des villes endormies aussi, beaucoup de petites villes et le train qui grince, s’ébroue, rugit sur sa ferraille avant de soudain faire silence, le long des quais impressionnants de solitude.
Comme un randonneur qui aurait besoin de réfléchir une minute, de s’orienter un peu, avant de reprendre sa traversée de la nuit.
Sur une aube tout grise, se dessinent là-bas les mamelons boisés des premières hauteurs des Sudètes. Pour moi, Sudètes a toujours rimé avec la dégradante conférence de Munich, tout comme avec la coupable complaisance des démocraties de l’ouest.
La Tchéquie vendue aux bandits nazis. La honte.
La tête appuyée et secouée sur la vitre, les drames de l’histoire resurgissent.
Qui sont en fait les hommes pour n’avoir jamais cessé de se mentir et de s’entretuer depuis qu’ils sont des hommes ?
Qui suis-je, moi-même, sur cette machine ronde, avec mes poésies de rin, mes livres, mon amour de Brassens, mes manuscrits un à un relégués à la poubelle des solitudes, ma Takamine, tout ça dont n’ont cure ces enchevêtrements de ferraille, ces fumées de charbon que je vois là-bas s'élever, ces gens qui se précipitent, la tête penchée sur le côté, vers le gagne-pain et sous le crachin glacé d’un matin d’avril ?
Que retiendra t-on de ma vie, dans un monde qui me semble, sous la fatigue accumulée d’une nuit blanche, pas fait pour mes voyages ?
Comme souvent, je me sens hors sujet.

Wałbrzych. C’est pourtant là que, quelque part, sous un de ces toits rouges et grenat, on m’attend. J’ai rendez-vous.
Mais je ne peux pas être vraiment présent sur des lieux si l’on ne me les présente pas cordialement, nom et prénom. J’ai toujours besoin d’un peu de toponymie pour sentir mon corps évoluer sur des places inconnues.
Alors, dès mon arrivée, j’apprends que cette ville, allemande jusqu’à Yalta, c’est Waldburg, la ville de la forêt, la ville boisée. Et ça se voit.
Les bois comme l’Allemagne, je veux dire.
La montagne est couronnée de sombres forêts et l’architecture est bien allemande. C’est joli, quoique un peu austère. Evidemment. Et lourd aussi.
C’est une grande ville, mais là, ça ne se voit pas.
Parce que, comme une lave qui aurait coulé de la montagne, elle s’est glissée, quartiers après quartiers, dans les vallons et les vallées de sorte que, telle une peinture pariétale, on n’en voit qu’une partie à la fois, comme une ébauche, la suite étant derrière cette colline ou derrière cette aspérité recouverte de bouleaux.
C’est une ville minière. Mais les mines que je vois là-bas sont maintenant des musées et les travailleurs des entrailles de la terre sont des chômeurs qui regardent leur ville, l’œil abandonné à la mélancolie. Ils savaient descendre, piocher, suer dans les profondeurs humides pour remonter le pain jusqu’à la lumière du jour.
Les salopards qui les ont congédiés ne leur ont pas appris à cueillir ce pain sur la surface de la terre. Alors, ils regardent ce monde qui les aveugle et qui les grignote.

Il me semble avoir quitté la Pologne, toute petite, tapie sur les plaines et sous les vents, avec ses maisons de bois, tout comme il doit sembler au voyageur venant d’un mas provençal et débarquant dès potron minet dans la baie de la Somme que la nuit a effacé l’hexagone.
Ce qui ne change pas, c’est la cordialité de l’accueil et ce petit déjeuner bien polonais : Charcuteries, œufs durs mimosa, viandes froides, salades, crudités, fromages blancs, pâtisseries, jus d’orange, café, thé, lait. De quoi abolir les douze heures de train sous la nuit lunaire et les premiers doutes de la fatigue.
Des fois, la jouissance des papilles élève une passerelle vers la redécouverte de l’enthousiasme.
Je regarde ma guitare posée à mes pieds.
Dans quel état va-t-elle se sortir, elle aussi, de cette nuit blanche ?
Et la chambre d’hôtel que l’on m’a réservée est pour moi comme un costume. Je m'y sens tout petit. Spacieuse, salon, télé, bureau, canapé, plantes vertes, grandes baies vitrées ouvrant sur des parterres en fleurs.
Il faudrait presque un vélo pour aller du canapé au bain.
Je m’installe dans ce confort cotonneux.
Après la douche et quelques heures de sommeil, je suis enfin chez moi.
Première répétition, les accords s’enchaînent, la voix un peu enrouée doit encore moduler. Je répète. Nous nous promenons dans la ville tentaculaire et je répète encore. Dans ma tête. Vers seize heures, je prends possession des lieux du rendez-vous. La lumière ne me plaît pas. La salle est trop grande, la sono approximative.
Ça ne fait rien. Quand on prétend être un artiste, mot douloureux s’il en est, il faut aussi savoir abolir les lieux. Les redessiner, les faire retentir d’une autre voix.
Tous les lieux sont beaux ou laids selon ce que l’on se propose d’y vivre.

Peu avant dix-huit heures, on arrive, on discute, on me salue, on parle français comme dans les couloirs de la Sorbonne, on a vécu en France, on est chanteur dans une chorale francophone, on aime la poésie et on aime la chanson.
La magie des rendez-vous avec des hommes et des femmes que l’on n’a jamais vus, s’opère déjà.
Il est temps de dire ce que je suis venu faire là.
J’avais prévu de commencer par l’Albatros puis, feignant de m’être trompé, d’enchaîner par la Mauvaise réputation. Sans changer de sujet pour donner le ton.
Face à ces gens qui me sourient, que je connais déjà, cela m’apparaît soudain superfétatoire, convenu, bêtement artificiel.
Ce que l’on construit dans la solitude, sans les autres, souvent, ne résiste pas à la chaleur humaine. C’est pour cela que le public, à part entière, fait vraiment partie du spectacle. D’ailleurs, il n’y a pas de spectacle.
Il y a la rencontre d’hommes et de femmes sur la mémoire d’un ami commun. J’abandonne Baudelaire.
Pendant deux heures, je vais parler de Brassens, de sa vie, de sa poésie, de ses espoirs, de ses désespoirs partout latents dans la jubilation. Je vais parler de Villon, de Lamartine, de La Fontaine et je vais chaque fois ponctuer d’une chanson, deux parfois.
Comme toujours, je ne saurai pas éviter le piège d’un titre demandé et que je n’ai pas préparé. Tant pis. Faire plaisir, même au prix d’un accord écorché. On est là entre amis. Dans l’indulgence.
Le contact est parfait. Tellement que j’ai l’impression d’être juste arrivé quand les lumières se rallument, que l’on vient me serrer la main, qu’on m’offre un gros bouquet de fleurs et que, un à un ou bien en couple, on s’en va vers la nuit d’un autre chez soi.
On se promet de se revoir. Pour ne pas avoir à se dire adieu. On sait pourtant que l’adieu est le plus vrai. Mais il n’a rien à faire ici, pas déjà, où les mots résonnent encore.
Comme chaque fois à la fin de l’aventure, j’ai la douleur de constater que Brassens est mort depuis plus de vingt cinq ans.
Parce que j’ai cru, deux heures durant, qu’il était là, vivant parmi nous, la pipe goguenarde.

Le train retraversera la Pologne. Changement gris à Wrocław, détour par Poznań, puis sous le soleil de Varsovie.
Le train s’enfoncera encore vers l’est, toute la journée, emportant dans ses flancs de fer bringuebalant ma guitare, la joie d’un monde et un flocon des neiges d’antan.
Je pense déjà à mon autre rendez-vous. Au pied des Carpates.
Que seraient mes quelques pas sur cette boule bleue, sans la tristesse féconde des poésies humaines?

mercredi 21 mars 2007

Rien

Rien.
Il n’y a rien dans l’âme humaine qui ne soit perverti par la peur.
De soi-même.
Mais comment avoir peur de soi-même, à moins d’être un autre ?
Des autres.
Mais que sont les autres sinon l’idée que l’on s’en fait, comme une projection de soi-même ?
De la fin.
Mais comment avoir peur d’une fin si c’est vraiment une fin ? Comment avoir peur de rien, s’il n’y a rien, pas même la conscience du rien ?
Me le direz-vous, à la fin ?!
S’il y a de la peur, il n’y a pas de néant.
D’un dieu, alors ?
Mais comment avoir peur d’un dieu, s’il n’est un dieu mauvais, laid, méchant, cruel, pervers et monstrueux ?
Là, d’accord, je veux bien avoir peur.
Mais vous rendez-vous compte à quel prix, frères humains ?
Il faudrait incendier la planète tout entière pour rectifier l’abyssale méprise. Et encore…

Je marche dans la plaine en longeant des forêts qui se courbent, se bousculent et qui hurlent et qui gémissent. Je suis effrayé.
S’il n’y avait ces arbres, je ne verrais ni n’entendrais ce vent.
De quoi ai-je peur alors ?
Des arbres ou du vent ?
Je n'en sais rien.
Si.
Je crois que j’ai peur de rien…Et c'est ce qui m'effraie.

mardi 13 mars 2007

La toponymie médiatrice


Je me souviens d’un différend ayant opposé fermement deux hommes qui se prétendaient chacun propriétaire d’une même parcelle de terrain et qui eût trouvé son aboutissement devant les flasques bajoues d’un juge de tribunal d’instance endormi si, chaussant leurs bottes et ayant empoché les photocopies du cadastre, les deux protagonistes ne s’étaient rencontrés sur le terrain et ne s’étaient alors l’un et l’autre piqués subitement de toponymie.
C’était en région saintongeaise.
La parcelle était longue de deux cent cinquante mètres au moins et large de six mètres seulement. Elle était située à l’orée d’une petite forêt de chênes.
Pour l’un, elle constituait l'extrémité des prairies qui vallonnaient jusque là depuis la rivière en contrebas, pour l’autre elle était au contraire la fin des bois, la lisière, qu’il se proposait d’ailleurs de couper pour sa provision de chauffage.
Il y avait là de beaux fûts de chênes noirs.
On était en novembre et le vent de l’ouest se balançait doucement dans les feuilles bigarrées. Une à une, elles venaient se poser sur les chemins fangeux, doucement, délicatement, comme pour ne pas y mourir trop brutalement.
Les deux hommes possédaient des actes en bonne et due forme et arpentant , mesurant, multipliant par l’échelle du plan cadastral, ils tombaient invariablement sur la même bande de terre, trois mètres de pré, trois mètres de chênaie.
Ils en juraient tous leurs saints dieux.
L’un tenait cette parcelle de son père qui la tenait de son grand-père maternel qui la tenait lui-même d’une dame Dupont née Durand et de…
Les noms changeaient, on se perdait dans la généalogie.
L’autre prétendait aux mêmes héritages, sauf que, léger avantage, le grand-père était paternel et que donc le patronyme voyageait beaucoup plus loin dans le temps.
Erreur de bornage, de cadastre, de successions, d’inscriptions ? Ce bout de terrain était à l’un et à l’autre, moitié pacage, moitié taillis et il faudrait bien finir par en appeler au jugement public.
On se désolait de part et d’autre de la longueur de la procédure et surtout des frais.
On se lorgnait alors, on se toisait, on se jetait des regards torves car lesdits frais, on le savait trop bien, seraient réclamés au perdant.
Etait-ce bien raisonnable ?

L’un dit qu’il avait entendu son grand-père nommer l’endroit le Bois des Essarts.
L’autre contesta. Chez lui, on appelait ce terrain Les Renfermis.
On s’agrippa, on s’énerva. On se traita de menteur et de voleur et, la fantaisie de faire les érudits ne les eût-elle pris, qu’on en serait sans doute venus aux mains…
Les Renfermis, rin de tout ça dans la mémoire de notre famille !
Les Essarts, que ça veut dire quoi Les Essarts, pour dire un bois ?
Une prairie !
Non. Un bois !
Les Essarts, ignorant que tu es, ça veut dire un endroit qui a été défriché.
Les Renfermis, ignorant toi-même, ça veut dire un champ entouré de bois, naturellement clos, tellement qu’on peut y mettre les bêtes à paître sans surveillance.
Les lourds dictionnaires ayant été consultés derechef au détriment des minces actes notariés, on en vint à dire que l’endroit avait été travaillé jadis par deux ancêtres peu scrupuleux, l’un ayant fait reculer le Bois des Essarts et l’autre, au contraire, l’ayant laissé gagner sur Les Renfermis.
La bande de ce minuscule coin de la planète appartenait bel et bien aux deux compères.
On calcula des heures et des heures, on griffonna, on ratura, on se prit presque par le colbach avant d’arriver à un certain litrage de lait à fournir à l’année en échange d’un cubage pour prix équivalent de bois de chauffage.
Ce après quoi, on trinqua abondamment à la santé des dictionnaires et, se tapant fort sur les cuisses, on dit que nom de dieu, on avait bien fait de ne pas s’aller fourrer entre les pattes des chats fourrés !

jeudi 8 mars 2007

Correspondance

Vieille tour que le soir dorait dans le lointain,

Je me méfie : 11.30 : la réponse risque d’être longue. Vaut mieux fichier joint.
Bien reçu tes explications sur lesquelles il me faudrait rebondir, mais si on passe son temps à rebondir, on ne va pas au but. Oh ! Oh ! le poète exilé, il va me dire : « Mais il n’y a pas de but » Mais moi, le foot, je n’y ai joué qu’à trois, sur le parvis du temple protestant à La Rochelle, avec mon frère et mon cousin, mon frère était attaquant, mon cousin, goal, et moi, qui suis resté le plus fier, « goal volant ». J’aimais bien ça, goal volant, pour le mot d’abord, et puis parce que je me faisais pas chier à attendre que la balle arrive, comme tous ces fainéants de goals qui sont payés des fortunes pour regarder le match mais bon je digresse. Tu vas me dire, si on rebondit, on arrive plus vite en touche, et la vraie partie, elle se joue là, tout autour des touches. Oh ! Oh ! poète, rue St Michel, il n’y avait qu’une touche, sur le parvis du temple, en face, c’était le mur. Quand la balle partait en touche, fallait traverser la rue, avec les deux chevaux, les arondes, les ondines, les dauphines, les quatre chevaux, les quatre santrois, les juva 4, les Ysetta, les tractions, et les clochards qui poussaient une charrette tirée par-dessous par deux chiens serviables et, il faut bien le dire, efflanqués.
Je suis bien d’accord avec toi, sur la façon d’écrire qu’on sent bien une mode, qui voudrait sonner le glas de ce qui précède alors qu’elle ne sonne que le creux de ce qui risque de suivre. Mais je crois que j’en parle dans ma lettre, elle doit être en train –ou en avion- de passer la frontière en ce moment. Mon copain Patrick, li, se réclame du romantisme allemand, mais je ne trouve que des définitions floues, il faudra que je regonfle mon ballon, de cet air dont on fait les flûtes.

Avons joué au Corrigan’s hier soir, jusqu’à une heure de ce matin. Un admirateur, mais le mot est un peu fort, m’a dit qu’il existait des partitions et un groupe spécialisé dans le Brassens irlandais. L’expression fait mal, mais je savais qu’il y avait quelque chose à faire dans ce sens. Après que j’ai chanté Les dames du temps jadis, le groupe reprend le thème en valse un peu moyenâgeuse, et poursuit par une valse irlandaise qui lui ressemble fort et c’est très beau, oui monsieur, très beau. Les reels irlandais ne sont ni plus ni moins que les tchapoum tchapoum du poète callipyge. J’ai chanté avec autant de plaisir que de succès, vois la modestie de mon propos, « Pour me rendre à mon bureau » de J Boyer, que le poète cacochyme interpréta bêlement.
Mais je m’égare, je m’égare, j’ai voulu répondre surtout à ta demande de Souvenir de Concert , que je pense avoir satisfaite par un fichier joint quelque part. Mais si, tu l’as reçu puisque tu m’as demandé si il fallait corriger « Wieshna » par Wioshna ». Enfin , je le joins quand-même. J’en n’ai pas fait d’autre depuis.

Ici, la pluie, la pluie, la pluie. Mais c’est bien. On a battu le record de février et c’est bien pour la nappe. Le Mignon est devenu ravissant. Ils vont pouvoir reprendre le maïs. Pour ma part, j’ai trois tâches en vue pour cette journée de vacance en solitaire. (Jan est partie bosser à 7 heures, à Bordeaux) :
regarder le double DVD que Gilles m’a prêté : « No direction Home » de Scorsese, sorte de biogaphie- reportage-film-concert sur Bob Dylan.
Dès que la pluie cesse, filer à Benon, parce que je sais qu’ils ont une thèse sur les origines du village, et je me souviens vaguement de la première page qui dit que le mot vient de BENE… : « où il fait bon vivre », un peu comme ben’aise. Ce gros bouquin (jamais édité) relié par les moyens Dubord, a été en vente au tabac de Courçon jusqu’au mois dernier, où son auteur mourut de sa belle mort, il s’appelait Bonneau et il était venu me voir quand j’enseignais là-bas, pour consulter les registres d’appel du siècle antepénultième. Je dois voir aussi pour Champ Chalons, c’est là qu’ils ont trouvé les tumulus, mais rien non plus sur les sites de toponymie que tu as dû consulter.
Poursuivre mon étude du Modeste, qui n’avance que modestement et dont je te livre les deux premières lignes :
« Les pays, c’est pas ça qui manque,
On vient au monde à Salamanque »

Ça y est ! Nous sommes chez Brassens…

Que voilà un bon début ! tout le reste est étiqueté mais non rédigé. Le plus agréable reste à faire. Ça viendra, ça viendra. Paris ne s’est pas fait en un jour. Tous les proverbes ont beau être cons dans le fond, parfois, la forme est belle. Il faudrait faire un recueil de tout ça, avant qu’ils ne disparaissent.

- Oui oui, Monsieur l’Inspecteur.

Bisoudom.
Dominique

vendredi 2 mars 2007

De la corde de pendu....


Brassens, dont les béotiens de tout poil ont dit, disent et diront encore longtemps qu’il ne s’engageait pas pour les grandes causes et sur les grandes préoccupations de son temps, ceux-ci considérant sans doute que s’engager c’est porter ostensiblement à bout de bras les drapeaux de ses convictions, avait pourtant fait en même temps son entrée et un scandale par un pamphlet remarquable contre la peine de mort, Le Gorille.

Forestier raconte cette anecdote où de jeunes artistes - dont lui - avaient justement organisé, bien plus tard, un concert contre la peine de mort. Ils avaient invité Brassens qui gentiment avait décliné, disant qu’il n’était pas à son aise dans les grandes kermesses et que sa présence n’apporterait pas grand-chose de plus à cette manifestation qu’il soutenait néanmoins de tout cœur.
A force d’insistance et pour faire finalement plaisir à ces sympathiques chevelus, Brassens consentit tout de même à faire une furtive apparition, mais hors affiche.
Ce fut bref.
Le poète moustachu entonna deux titres, le pied sur son éternelle chaise et aux lèvres le non moins éternel sourire, avant de céder précipitamment la vedette aux jeunes artistes.
Bien trop bref.
Le public se leva, réclama, appela, se bouscula, hua, à tel point qu’on rattrapa Brassens qui déjà s’était installé au volant de sa DS et qu’on le supplia de remonter, sans quoi la soirée risquait de tourner à l’émeute.
On remit la chaise à sa place et Brassens interpréta, magistral, Le Gorille. Il y eut alors quelques secondes d’un silence pathétique avant le tonnerre d’applaudissements, quand il conclut :

«Comme l‘homme auquel le jour même il avait fait trancher le cou !»

Emu, Forestier se souvient : « Tous avons su alors pourquoi il était venu. Mais il nous a fallu attendre le dernier vers. Pour ne pas nous faire de l’ombre, à nous, jeunes artistes de la contestation…»

Ce fut la seule contribution de Brassens à un concert militant et c’est vrai que le dernier vers tombait comme un couperet. C’est d’ailleurs l’unique fois, si ma mémoire ne me joue pas un sale tour, où Brassens dans ses poèmes fait directement allusion à cette horreur sanglante que fut la guillotine.

L’inconditionnel de Villon quand il évoque le châtiment suprême parle de la pendaison, que ce soit dans la Mauvaise réputation, la Messe au pendu, Celui qui a mal tourné, le Moyenâgeux, les Quatre bacheliers, le Grand chêne, Mourir pour des idées ou encore, magnifique, le Verger du roi Louis de Théodore de Banville.

Le temps nous joue des tours et des erreurs de parallaxe.
« Plus de danse macabre autour des échafauds » qui déjà peut nous paraître suranné, a été écrit dix ans, oui, dix ans avant l’abolition de la peine de mort.

Je ne suis pas certain que les visions des poètes de ce début 2007 portent aussi loin leurs lumières et leurs exigences humanistes.

mardi 27 février 2007

Souvenir de concert


-Il est bon de se souvenir de concert-
D.Le Saout


C’était en Pologne.
Ils disaient qu’on était au printemps.
« Wieshna », si mes souvenirs sont bons.
On aimait les profs de français, toutes joliment dégarnies des chevilles jusque bien plus haut.
Toutes, un excellent niveau de français…
Le christianisme à 95% admet la mini-jupe si elle est bleu marine et plissée.
On leur disait, de collège en collège, d’un air le plus entendu possible : « Wiehna ? »
Elles répondaient invariablement, les yeux brillants de tant de promesses : « Tak tak ! »
« Oui oui ! » s’empressait notre interprète-chauffeur-ingénieur du son-garde du corps jaloux.
Elles étaient contentes de tant de communication, et nous, on rêvait de cette double onomatopée en les suivant au talon, tête baissée.
Ce jour-là, quelle effervescence dans ce collège du far-est !
Un sous-chef diligent, moustachu et sûr de sa cause, menait les affaires rondement.
Nous étions plus qu’attendus : tapis rouge de confusion, courbettes et bouches en coeur à l’ouvrage.
Ce couloir était à notre grande joie, interminable : nous nous bousculions tous les quatre (on avait les guitares) pour suivre notre « Nathalie ».
Nous croisions des profs bienveillants, des pions flattés, des balayeuses admiratives, des adolescent(e)s en émoi, des inspecteurs entièrement d’accord.
Je pensais, trac aidant, à ces gladiateurs acclamés dans les couloirs obscurs et suitants, titubant vers ce trou aveuglant de lumière, cette arène grondante d’impatience où morituri te salutant.
Ce fut pire.

Il faut connaître le fabricant de cerf-volants avec le drapeau tricolore, le remord de la légion d’honneur, le tapeur de cul par terre, l’arborant de toupet, le lanceur de patte aux culs terreux, l’éternel moins de quatre, qui m’accompagnait pour comprendre la surprise, la stupeur de se retrouver sous la lumière crue d’un gymnase bondé qui applaudit à tout rompre ces deux écornifleurs de mots si savamment ficelés par leur maître Georges.

Il faut s’imaginer nos deux potes impressionnés devant un immense rideau rouge où brillait par son manque de sens une phrase en polonais signée Jean Giono, tandis qu’au comble de l’horreur, de son bel accent de demoiselle d’Avignon, Mireille Mathieu coassait la Marseillaise aux oreilles de quelque six cents personnes, debout, les métacarpes douloureusement maintenues dépliées.
J’entendis mon troubadour en jean murmurer : « Dominique, dis-moi que c’est pas vrai. »
Je m’entendis répondre : « Chut ! Tiens-toi droit, et sors la poitrine ! »
Habitués à un garde-à-vous de toute autre nature, nous sûmes maintenir la position.
Lorsque le sang impurr eut abrreuvé nos microsillons, nous entonnâmes sur une jambe :
« Comme de la patrie, je ne mérite guère, »
« J’ai pas la croix d’honneur, j’ai pas la croix de guerre »

Dans le tombeau ouvert qui nous servait de taxi,sur la route du retour défoncée par les neiges d’antan, on pissait de rire.

Dominique Le Saout

Nota bene : La phrase de Giono disait, mais c'était pas évident : " Tous les pays, comme les gens, ont de la noblesse quand on développe avec eux des rapports amicaux."

mercredi 21 février 2007

Les années 60, la fin du néolithique


Un extrait du manuscrit, "Le silence des chrysanthèmes", relégué au fond de mes tiroirs...


L’univers léthargique et vivrier des campagnes commençait cependant de chanceler dangereusement sur ses bases. Inéluctablement, la carapace qui le tenait au chaud et le protégeait des intrusions se lézardait. Le vase clos se fissurait, laissant filtrer les bruits de la ville, ses frasques et ses conforts.
Peu à peu, le rideau se levait sur le monde et les lueurs d’une lointaine étoile, inconnue, arrivaient pas à pas jusques dans nos villages et nos hameaux. Le progrès, c’était comme cela qu’elle s’appelait cette étoile et elle signifiait tellement de choses, vagues ou précises, qu’on l’employait à tout bout de champ. Son nom était sur toutes les lèvres. Pour toutes choses insolites on désignait cette étoile, on disait en bombant le torse ou bien en haussant dédaigneusement les épaules, que c’était le progrès.
Les hommes s’en réjouissaient ou s’en affligeaient, selon qu’ils sachent orienter cette lumière nouvelle pour qu’elle éclairât leur chemin ou selon qu’ils pressentissent qu’elle allait les plonger dans l’ombre. En tous cas, qu’on l’accueille les bras ouverts ou en courbant l’échine, tout le monde était d’accord pour dire qu’on n’y pouvait plus rien.
La fatalité frappait à nos portes.

Les premiers acteurs à qui l’on a signifié la fin de la représentation furent bien les chevaux. On cessa peu à peu de leur passer brides, sous-ventrières et colliers et tout ce bel harnachement de cuir resta suspendu au clou d’une écurie, en proie aux poussières et aux tissages des araignées. On diminua les rations d’avoine, on ne sortit plus le cheval qu’une ou deux fois l’an, pour chausser la vigne ou ramasser par les sentiers limoneux les stères de bûches. Bientôt, on arracha la vigne et on acheta le vin. On abandonna la hache et on acheta du fuel.
Alors, un clair matin, un gros boucher, débonnaire et couperosé, en vint à reculer sa bétaillère jusqu’à la porte de l’écurie.
Au bout du sillon, pour les fiers travailleurs des champs, le rideau était définitivement tombé. Un à un, ils avaient rendez-vous avec les couteaux d’un abattoir.

Sur la plaine, les tracteurs se mirent à ramper. Leur puissance éventrait autant de terre en une petite journée que les chevaux en une longue semaine. Le paysan trouva enfin le temps de se vanter de son ouvrage, d’acclamer la nouvelle étoile et de maudire son hier où il s’était cassé les reins à marcher à côté de la charrue. Maintenant, il labourait assis et beaucoup plus profondément.
Il advint alors qu’il n’eut plus assez de champs pour sillonner toute la saison et comme il n’était pas né pour se tourner les pouces, il acheta, il acheta encore, il acheta avec frénésie et, au bout de son raisonnement débridé, considéra que tout ce qui n’était pas un champ pour que son tracteur y fume et y gronde, était inutile et encombrant. Il entreprit ainsi d’arracher non seulement les vignes mais encore des halliers, des haies, des buissons, des bois.
La plaine ne cessa de reculer ses frontières.

Tapis dans la chaleur de bureaux moquettés, des hommes, tout aussi nouveaux que la lumière de la nouvelle étoile, comptaient des sous. Ils étaient des hommes qui savaient faire des opérations longues comme un jour sans pain, capables de mettre dans un tiroir une pièce de vingt sous avec une pièce de cent sous pour qu’elles copulent sereinement, de rouvrir le tiroir et d’en exhiber le fruit de leurs savantes manipulations génétiques, un gros billet de mille.
Larves jusqu’alors ignorées, la nouvelle lumière les avait fait éclore, des ailes d’insectes leur étaient poussées, ils avaient pris leur essor et ils ne s’étaient plus arrêtés de voler, toujours plus haut, toujours plus effrontément.
Au début, ils allaient et venaient de par les fermes, bonasses, affables, une sacoche de cuir noir sous le bras et ils traversaient les cours boueuses, entre le tas de fumier et la fosse à betteraves, en sautillant sur la pointe des pieds pour ne pas maculer le vernis de leurs belles chaussures pointues, mais toujours souriants, distribuant à l’envi des bonjours madame et des bonjours monsieur suaves comme du miel d’acacia et convenant généralement que c’était un sale temps.
Ils avaient dû apprendre ça à l’école que ça faisait toujours plaisir aux gens de leur dire qu’il faisait un sale temps.
Puis ils en eurent marre de dire des bonjours comme ça et de salir leurs chaussures. Alors, ils invitèrent le paysan à venir les voir. C’était mieux pour faire des opérations, sur un bureau avec des lampes et des sous-mains, plutôt que sur un coin de table avec des miettes, des pots de pâté ouverts et des taches de gros rouge.
On ne les vit plus.
Ils envoyaient des chiffres par le facteur, lequel facteur était maintenant en mobylette. Le roi n’était plus son cousin, à celui-là. On eût dit qu’il ne voulait plus être un bon facteur moustachu qui aimait bien, par les chemins et par les bois, apporter des bonnes nouvelles, mais un gars qui se plaisait à venir emmerder les autres avec des grandes enveloppes tamponnées. Il n’avait même plus le temps de casser la croûte chez les gens, le facteur. L’odeur de l’essence lui était sans doute montée à la tête.
Désormais, si le paysan voulait causer avec une larve devenue insecte rogue, il n’avait qu’à prendre son habit du dimanche et l'autobus pour venir sonner aux portes de la ruche. Si l’autre n’était pas trop occupé à faire s’accoupler des billets et des pièces, il pouvait entrer, en faisant tourner sa casquette dans sa main, en s’excusant parce que la cendre du mégot avait atterri sur le tapis et muet, tout petit devant les tableaux aux murs, les dossiers en carton alignés dans les armoires et le gros téléphone qui n’arrêtait pas de s’agiter.
Il ressortait de ce guêpier, soit la tête baissée, n’ayant plus un maigre champ où faire pousser sa luzerne, soit le port altier et un orgueilleux sifflement au coin des lèvres, de nouvelles parcelles étant venues grossir l’espace où il pourrait faire vrombir son tracteur tout neuf.

Il y en eut en effet pour qui la lumière était arrivée alors qu’ils étaient à peine levés. Ils l’avaient donc bien regardée dans les yeux, l’avaient saluée, avaient vu d’où elle venait et où il fallait aller pour ne pas la perdre de vue.
Mais il y en eut d’autres pour qui l’heure d’aller se coucher avait quasiment sonné quand leur parvint ce nouvel éclairage, alors ils ne trouvèrent pas l’énergie nécessaire pour capter son rayonnement. Ils s’en moquaient, à vrai dire. Ils essayèrent pourtant, avec les mêmes difficultés qu’eurent sans doute les cochers de diligence à passer chauffeurs de taxi, à cheval sur deux époques, aux prises avec deux raisonnements contradictoires.

Ainsi fut notre plus proche voisin, celui qui répondait au glorieux prénom de Louis, mais sans numéro de dynastie, si ce n’est celui des cons crucifiés sur l’autel des exigences nouvelles. Il avait pourtant eu de beaux et de robustes chevaux, dont il avait été très fier et sans doute fut-il un des derniers à être contraint de se convertir.
Il lui avait alors pris fantaisie d’acheter un tracteur avec l’argent des deux chevaux, justement, embarqués dans la bétaillère, augmenté d’un bien gentil petit coup de pouce du monsieur qui était venu sur la pointe des pieds en souriant qu’il faisait mauvais temps.
Le tracteur flamboyait tout rouge, un tracteur allemand avec un grand nez arrondi et deux phares globuleux au bout de deux longues tiges courbées comme des antennes, qu’on eût dit un grotesque grillon.
Louis ne décolérait pas que son nouveau cheval à gasoil fût allemand, lui que les Fridolins avaient fait prisonnier pendant cinq ans et qui avait maintenant des aigreurs d’estomac tellement qu’il avait mal mangé là-bas, une vingtaine d’années auparavant. Des racines, qu’il disait qu’il avait mangées et il avait bu l’eau croupie des ornières.
Il se plaignait surtout du massacre de son anatomie à la fin d’une barrique, quand le vin était devenu un peu aigrelet. A cause de ces salauds de Boches, il finirait par être obligé de ne plus en boire, de son vin.
A moins de passer à deux litres par jour, progressivement, au lieu de quatre.
Il espérait, devant nous les enfants, qu’il n’y aurait plus jamais de guerre.
C’était une saloperie, la guerre.
Au moins, cet estomac rebelle lui inspirait-il de généreuses pensées humanistes.

lundi 19 février 2007

Etrange

Le mythe du voyageur fou n'est-il pas mort ?

Il fait froid, c'est l'hiver et il neige et il gèle la nuit jusqu'à moins vingt parfois. Personne ne s'en émeut. Nous sommes en climat continental, n'est-ce-pas, et en hiver aussi.

Sur un chemin gelé que la solitude et le silence rendent plus froid encore, au blizzard exposé, à l'écart de la route, la seule, qui relie Varsovie à Moscou, sur un chemin qui par la forêt pétrifiée descend sur un hameau endimanché d'un sommeil tout blanc, il était là, sans voix, ses pieds noircis gelés et son manteau troué qui pendait, qui pendait sur sa chaussure en toile...

Il eût pu être mon fils. Jeune. Une absence terrifiante dans le regard tout bleu. Quelque part dans sa poche un papier avait dit à ceux qui le trouvèrent trébuchant sur la neige et la tête baissée, qu'il était un Français.

Non, je ne sais d'où je viens, a t-il murmuré en tremblant ses lèvres éclatées jusqu'à mon oreille.
je ne sais où je vais
je ne sais où je suis.
Langage pur venu d'un pays trop lointain.Le mien.
Le bout des doigts était gelé aussi. Cet homme avait marché, marché longtemps et serré dans ses bras la solitude éperdue des nuits aux étoiles glacées.
Une larme ? Dans ses yeux ? Non. Dans les miens. Son oeil avait trop froid pour laisser couler une souffrance.
Cet homme n'avait plus peur.
Un étranger de mon pays qu'une étrange et silencieuse tempête avait échoué sur un chemin gelé...

Et ma main tendue, qui tremblait, qu'il n'a pas vue.

vendredi 16 février 2007

Poème de Dominique pour ses gamins de CM

Le Meilleur Ami de l'Homme

Le meilleur ami de l’homme, ce n’est pas le chien.
C’est l’arbre. L’arbre, mûr, sûr, pur et dur stoïcien.
Il veille sans mot dire, brave éléphant-mémoire
Sur le cours des amours, sur le cours de l’histoire
De ces couvées d’humains qu’il perçoit comme il peut,
Qui font tant de bruits, de gestes, pour rien. Ou si peu.
Il les voit naître, grandir, ombrage leurs petits,
Salue les anciens, si lents, et si vite partis.
En automne, il s’endort, mais reste bien vivant,
Et lorsqu’il respire, nous soupirons : « Quel vent ! »
Je sais qu’ils sont coquets, décorés par nos fêtes,
Je sais qu’ils se paient, les jours de marché, nos têtes.
Chaque feuille s’imprime des secrets d’un de nous
Et puis, une fois l’an, ils suppriment, oublient tout,
Pleurent nos souvenirs ou les confient tout bas
Aux vieilles hirondelles…qui ne reviendront pas.
Et voici le printemps : Nouvelle chance pour chacun !
Le meilleur ami de l’homme, ce n’est pas le chien.

vendredi 9 février 2007

Petites anecdotes de concerts - 2 -

Entre Sète et Montpellier

Je jouais un soir pour une association « De l’Aunis à l’Oural », et deux jeunes guitaristes russes, étudiants de l’université de Moscou, participaient également au spectacle. Ils avaient joué du rock et aussi des chants traditionnels russes.
Ils avaient une voix superbe.
Je les avais invités à participer à mon répertoire et je les avais accompagnés sur « Dans l’eau de la claire fontaine.»
Un moment inoubliable.
Si ce n’est avant le concert, une discussion sur la Tchétchénie, que j’avais eu la maladresse de provoquer, et qui m’avait fait froid dans le dos. Tout musiciens que nous fussions, nous ne voyons pas exactement les choses de la même façon, c’est le moins qu’on puisse dire.
Bref, là n’est pas, aussi grave soit-il, mon propos.

J’avais évidemment parlé de Brassens, de son oeuvre, de sa vie, de Sète.
A l’entracte, c’est un gros gars qui est venu me trouver, un géant impressionnant, la moustache généreuse retombant en halliers sur ses lèvres sanguines. Nous sirotions du vin chaud. Il me surpassait d’au moins deux têtes et je devais me tordre le cou et relever la mienne pour n'apercevoir, finalement, qu'une pomme d'Adam.

- Ah, c’est bien ! Bravo ! Je voulais vous féliciter…Et de sa main large comme une enclume, il me rudoyait amicalement l’épaule.
- Mais vous vous êtes trompé, pour Sète, poursuivit-il, goguenard.
- Ah ? C’est possible…

Je revenais justement de Sète où j’avais été invité pour le vingtième anniversaire de la mort du Poète et peut-être avais-je commis une erreur de date ou de lieu en y faisant allusion.
Le gros gars benêt, là, devant moi, avait l’air sûr de son fait et quoi qu’il fût d’aspect débonnaire, ses mensurations étaient de nature à refroidir toutes velléités de controverse.

- Oui, déclara t-il, Brassens était de Montpellier.
J’étais amusé par ce gros bonhomme et sa non moins grosse erreur.
Je lui souris.
- Ah, non, Brassens est né à Sète.
-Non, non, j’vous dis. Je suis chauffeur routier. Alors, vous savez, du pays, j’en vois et quand je passe à Montpellier, je m’arrête toujours sur sa tombe. Parce que Brassens, c’est pour moi, etc.…etc.

Je me suis dit que ce Monsieur, dans son rude métier, devait souvent se tromper de route… ou de client. Voire, dans le privé, de tombe ou d’enterrement.
C’était avant la vulgarisation du GPS, c’est vrai, mais quand même.


…Et pour une escalope

Là, c’était pas un concert. C’était à Lorient. Une signature dans une librairie. C’était en mai et il faisait vraiment chaud. Patrick, l’éditeur, suait sous son indéfectible et noir chapeau et nous faisions de régulières escapades en face, à la terrasse d’un grand bistrot, pour nous y mouiller généreusement les amygdales.
J’étais derrière ma table et je me languissais. Des gens venaient, discutaient, palpaient le livre.
J’en avais tout de même signé une dizaine dans l’après-midi.
J’allais donc plier les gaules quand une petite femme aux allures pressées, qui allait passer son chemin et filer vers un autre destin, entraînant par la main une fillette, s’arrêta tout net devant ma table en poussant un petit cri de franche surprise :

- Ah, Brassens !
- Eh oui…

Elle prit le livre, parcourut la quatrième, revint à la couverture, fit la moue et déclara :

- J’ n’aime pas Brassens….
J’étais déçu. Cette petite bonne femme alerte m’était en effet soudainement sympathique.

- Ça arrive, dis-je comme un corniaud.
- Enfin, c’est pas que j’n’aime pas. C’est que je comprends pas tout. Voilà.
- Ça arrive, m’entendis-je récidiver comme un triple idiot.
- Mais vous savez quoi ?
- Ben non…
- Je vais vous en acheter deux…
Je ne comprenais pas. Retrouvant un semblant d’esprit, je m’interposai tout sourire :
- Il ne faut pas acheter des livres qu’on…. Qu’on n’aime pas.
Il faisait vraiment trop chaud ou alors nous avions trop forcé sur les demis. J‘avais failli dire « qu’on ne comprend pas ».
- Oui, mais mon mari est un vrai mufle, un phallo qui ne fait rien à la maison, pas un plat, pas un coup de balai, n’étend jamais le linge, ne fait strictement rien des choses ménagères…Rien.

J’étais évidemment sidéré de tant de confidences intimes, spontanées et hors sujet et j’attendais la chute avec effroi.
La petite femme s’excitait. Elle poursuivit :
- Il ne fait que les courses chez le boucher. C’est tout. Et vous savez pourquoi ?
- Ma foi, non.
Elle sembla s’agacer de tant d’ignorance de la part d’un écrivain.

- Eh ben, mon mari il adore Brassens. Et le boucher aussi, et quand ils sont tous les deux, ils en profitent, ils passent des temps infinis à parler de Brassens.
- Ah, c’est curieux, aggravai-je mon cas.
- C’est comme ça. Alors, vous allez m’en signer deux et je vais leur offrir. Ça, ça va leur faire vraiment plaisir…
Je m’appliquai à deux belles dédicaces, une pour Jules et une pour Félicien, remerciant in petto ce boucher poète et ce pendard de mari phallocrate.

Brave dame ! Je la revois encore, tout excitée et tellement authentique !
Au dîner, je conseillais à Patrick de varier un peu et d’organiser parfois des signatures dans les boucheries-charcuteries.
Il se trouve qu’il s’y trouve aussi des gens férus de poésie.

jeudi 8 février 2007

Petites anecdotes de concerts - 1 -

Le public d’un interprète de Brassens est toujours un copain et un complice. Un clin d’œil. On est là dans un cercle d’amis. On a été convoqués, par des affiches ou des entrefilets dans les journaux, voire par les murmures du bouche à oreilles, à venir célébrer un autre ami commun, disparu.
Mais que l’on va faire revivre un soir par la magie du verbe et de la guitare.
Chacun vient donc avec son lot de souvenirs, avec son mot à dire, comment, quand, pourquoi, il a découvert et écouté Brassens. Alors, autour d’un verre c’est toujours un plaisir, le projecteur éteint, les cahiers de partitions rangés, les divers petits accessoires pliés et les guitares soigneusement remisées dans leur housse, d’échanger quelques mots avec ces gens venus vous applaudir, vous bien sûr, mais surtout Brassens.
Jouer Brassens sur scène commande que l’on soit d’abord modeste. Ne jamais perdre de vue la silhouette du Poète qui vous a prêté ses mots et que ce sont ces mots-là que le public est venu entendre.
Alors évidemment, il y a quelques anecdotes. Quelques-unes d’entre elles, vécues avec Dominique ou bien seul, parfois cruelles, le plus souvent amusantes, me sont revenues en mémoire à l’heure où je me prépare, ici en Pologne, à donner cinq concerts dans cinq villes différentes, devant un autre public, francophone celui-là et pour qui la verve de Brassens est inscrite dans une langue apprise et non lapée au berceau.
Une expérience plus difficile. Mais passionnante.



Déçu mais content

Nous avions pris, avec Dominique, le parti d’éviter les grands standards qui, en dépit de leur valeur intrinsèque que nous ne contestons pas, nous semblaient ennuyeux à jouer. Un peu trop rabâchés pour tout dire. Ainsi la Brave margot, l’Auvergnat, les Bancs publics, Marinette et autres Copains d’abord n’étaient-ils jamais inscrits à notre répertoire. Nous recherchions l’interprétation de textes moins connus.
Cela amenait parfois des déceptions.

Un soir, donc, un brave monsieur, bien mis et d’un âge certain, s‘est approché de moi alors que j’étais encore en train de plier mes fils :

- Vous ne jouez pas l’Auvergnat ? J’adore l’Auvergnat.
- Non, nous ne la jouons pas. Mais c’est une belle chanson, c’est vrai.
- Et Brave Margot…Ah, Brave Margot, j’aurais bien voulu l’entendre, Brave Margot…
- C’est sûr, elle est bien.
- Franchement, je m’attendais aussi à entendre les Bancs publics. C’est une chanson qui a fait scandale à l’époque, vous savez. Du grand Brassens. J’avais vingt ans, alors, vous pensez si c‘est une chanson qui nous a marqués, nous les jeunes.
- C’est vrai, mais voyez-vous, on peut pas tout jouer en une soirée. Il y en a cent quatre vingt deux.
- Cent quatre vingt deux ! Ah, fant’putain, en effet ! Mais quand même, les plus connues, c’est beau et ça fait plaisir. Et les Copains d’abord ? Vous jouez pas les copains d’abord non plus ?

J’étais agacé. Faut dire que je suis toujours agacé quand il faut plier des fils. Dominique, lui, il est plus calme. Il lambine, il prend son temps. On dirait qu’i fait son lit. Il enroule, il range bien ses cahiers dans un sac, sac que j’avais baptisé « western » parce que c’était un joli vieux sac de cuir jaune un peu râpé, avec des lanières partout. Souvent aussi il volait à mon secours pour rabattre mon pupitre métallique dont j’étais en train de torturer les organes dans tous les sens sans trouver la solution du labyrinthe.

- A ce que je vois, vous avez dû vous faire chier pendant une heure et demie, ai-je dit un peu brusquement au Monsieur.
- Ah, non alors ! Pas du tout. C’était magnifique…. Vraiment. Je croyais connaître Brassens, mais là, je suis surpris.
Puis, après une petite pause :
- Vous voulez boire un coup ?

Et pendant que nous prenions notre bière, les coudes serrés dans la cohue, il me dit, pensif, un peu mélancolique même :
- Ouais. J’croyais mieux connaître. J’crois que je vais m’acheter des disques.

J’ai su alors que le spectacle lui avait bien plu.

Scandale sur un titre

C’était dans une auberge perdue au milieu des prairies et des marais et c’était l’hiver. En février je crois. Nous faisions un week-end performance : Vendredi soir, samedi soir et dimanche après-midi. Nous en sortions fourbus.
Comme j’ai aimé ces concerts. ! Nous sommes venus deux années de suite. Pendant que les gens arrivaient, s’installaient en discutant dans la petite salle, Dominique et moi allions prendre l’air, parlions de choses et d’autres et les brouillards gelés alentour s’accrochaient aux prairies. Dominique rêvassait le nez dans des étoiles transies et les mains bien au chaud dans ses poches. Dominique pose toujours un regard interrogateur, métaphysique sur ces intelligences lumineuses, là-haut qui le fascinent.

Puis nous entrions. Les vitres ruisselaient de buée. Nous serrions des mains et nous nous préparions à jouer. On nous montrait du doigt ou du menton.

Ce soir-là, un petit gars un peu bedonnant, la mine poupine et le cheveu bien cranté, est venu nous saluer et nous présenter sa jolie petite femme. Il devait l’aimer, sa femme, parce que tout de suite il s’est mis à faire le fanfaron avec « les artistes ».

- Ah, quel plaisir ! On va entendre du Brassens ! J’les connais toutes. Toutes ! Ça fait quarante ans que j’l’écoute, moi, le gars Brassens …
Sa petite femme acquiesçait et buvait des yeux son petit bonhomme de mari au ventre discrètement replet. Ils étaient vraiment charmants.

Dominique est alors subitement monté sur la scène, il a récupéré sa grosse bible, les œuvres complètes, il a ouvert l’ouvrage vers la fin puis, étalant le livre sous le nez du couple médusé, à la page « S’faire enculer » :

- Et celle-là, vous la connaissez ?

La petite dame a rougi jusqu’aux deux oreilles, qu’elle avait d’ailleurs joliment duveteuses, mais elle a ri en même temps. D’un petit rire polisson, à peine étouffé.
Le petit ventre a froncé les sourcils, il a fait semblant de regarder la partition sans s’attacher au titre et, grand seigneur :

- Non, celle-là, j’la connais pas.

Moi, l’insolence m’avait arraché des larmes de rire.
Pas méchant pour un sou, Dominique. Un taquin.
Je l’ai vu après, au cours de la soirée, discuter bien amicalement avec ce couple sympathique, en prenant un pot.

Des gammes avant toute chose

C’était dans la même auberge, l’année suivante, je crois. En tous cas, c’était le dimanche après-midi, ça j’en suis sûr. Il faisait au dehors un froid de canard et le soleil tout pâle et tout fluet dans un ciel tout bleu éclairait la campagne gelée, muette et déserte.
Après une première partie, nous nous étions installés avec le public pour prendre un pot et le hasard avait fait que nous nous étions assis à côté d’un tout petit bonhomme, tout sec et tout nerveux.
Il portait de grosses lunettes de myope, il avait la bouche un peu taillée en biseau, une mèche rebelle balayait son front et il était un peu voûté.
Il ressemblait à Jean Paul Sartre dans sa période maoïste.
Forcément, il en vint à nous interpeller. Dominique était en pleine forme mais moi, j’avais la voix qui se cassait, éraillée. Nous en étions à la huitième heure de concert en deux jours, quand même.
Sartre nous enseigna alors qu’il fallait soigner, entretenir, travailler, échauffer, entraîner la voix. Il était lui-même chanteur dans un groupe, à La Rochelle.
Tous les matins, dans sa salle de bain et devant la glace, il faisait des gammes, lui. Oui, Messieurs !

Et il nous montra.

Comme font les bébés quand ils remuent les lèvres très vite et qu’ils y passent leur main et qu’ils font «brrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr.»
Mais là, c’était un bébé chanteur.
Le « brrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr » s’articulait plaisamment, se modulait habilement pour donner la gamme complète, du Do jusqu’à l’octave. Les lèvres remuaient et s’agitaient dans un tremblement frénétique.
C’était gentiment grotesque et absolument désopilant.
Tellement que le bonhomme n’arrêtait plus de nous montrer et répétait à l’envi ses singeries de mélomane.
Les gens regardaient ce vieux fou nous donner la leçon.

Sartre en vint finalement à demander sa récompense. Pouvait-il monter sur scène avec nous et chanter une chanson ? Il connaissait par cœur « le Mauvais sujet repenti ».

A la reprise, il chanta donc, d’une petite voix fluette, juste cependant : « Elle avait la taille faite au tour, les hanches pleines… » Dominique l’accompagnait.

Resté en bas, j’étais malade de rire.

Sartre cabotinait à son aise, se dandinait sur ses petits pieds vernis et se déhanchait comme une demoiselle.
Puis il voulut en chanter une autre, puis une autre encore. Nous dûmes finalement faire les gros yeux pour qu’il consente à reprendre sa place dans le public…

Sartre, vous dis-je !
Le bidon d’huile en moins.

La suite demain......

lundi 5 février 2007

Brassens et Villon



"On m’a tellement fait l’élève de François Villon, qu’il a bien fallu que je finisse par en faire mon maître." s’amusa un jour Brassens au cours d’une interview, je ne me souviens plus laquelle.

Il faudrait pour le bien savoir se reporter au livre de Loïc Rochard "Propos d’un homme singulier", qu’il publia d’abord à compte d’auteur, avec l’amicale complicité de Patrick Clémence, avant de céder aux sirènes de Cherche midi (à 14 heures).
C’était une boutade bien sûr, comme le Poète aimait à en faire.
Brassens a en effet bu sans retenue à la fontaine Villon.

Par la magie d’une ligne d’accords en Do majeur, que je joue personnellement en La, il a magnifiquement remis au grand jour, on le sait, "la Ballade des dames du temps jadis".
Une accolade entre deux frères par-dessus cinq siècles d’histoire, la rencontre de deux œuvres également jugées "licencieuses ", l’une par Malherbe et les virtuoses de la Pléiade, l’autre par tous les tenants officiels de la poésie des années cinquante et soixante.
Le gage d’un attachement profond aussi.
Car il fallait oser faire porter par la chanson cette poésie du Moyen-âge dans une époque peu encline à versifier vers l’arrière, à peine remise des salves vindicatives de l’épuration, empêtrée dans les débats de l’existentialisme et bientôt résolument tournée vers le pragmatisme de lendemains chanteurs, matériellement opulents.

C’était surtout 14 ans avant que la poésie ne fasse joyeusement irruption, en s’imposant comme exigence immédiate à vivre, par un beau mois de mai qui, finalement vaincu, ne tint, lui, que partiellement ses promesses.

Quand mon prof de Français, c’était en seconde, homme de lettres et d’enseignement s’il en fut, homme rond et d’une gentillesse pleine de délicatesse, catalogué Cicéron au chapitre sobriquets des potaches, voulut nous emmener faire un tour chez François Villon, il nous y conduisit par le sentier Brassens.
C’était un homme d’une intelligence exquise. En me prenant par cette main-là, il savait qu’il m’ouvrirait aux jardins du Moyen-âge, qui autrement me seraient restés inaccessibles et abscons, tout du moins à 16 ans.
Je considère personnellement le geste de Brassens d’une importance égale, relativement aux complexités spécifiques des deux époques, à celui de Clément Marot qui rassembla et publia en 1533 sous le titre "Le testament", l’oeuvre de François Villon, quoique ces deux gestes aient été accomplis dans un esprit complètement différent.
Marot établit en effet une édition critique, sans même prendre le goût de décrypter le jargon, en s’attachant surtout à présenter Villon comme un voyou :

"Peu de Villon en bon savoir
Trop de Villons en décevoir",

Ou bien en développant narrativement « l’épitaphe Villon », venue jusques à nous sous le titre célèbre de « Ballade des pendus », en des termes tels qu’il en fait une œuvre autobiographique alors que c’est un des très rares morceaux de Villon d’où le « je » soit absent :

"L’épitaphe en forme de ballade que feit Villon pour luy & pour ses compaignons s’attendant estre pendu avec eulx."

Rabelais, chapitre 13 du Quart Livre, mettait certainement le doigt plus près de la réalité en faisant de Villon un homme de théâtre, en ce que nous sommes rentrés, justement, dans la légende Villon par des éléments uniquement suggérés par l’œuvre et souvent abusivement perçus comme autobiographiques.

Brassens admire d’abord le poète. Il a forcément grande sympathie pour le mauvais garçon, iconoclaste libertaire avant l’heure, certes, mais il s’attache d’abord aux vers, même s’il admet quelque part dans une autre interview que s’il n’avait dû rencontrer le succès, il eût pu lui-même tourner gangster tant il ne savait rien faire d’autre que d’écrire des poèmes.

Après l’édition de Marot, l’œuvre de Villon a sombré dans l’oubli le plus total durant trois siècles. Nous avons tendance à l’oublier. Et trois siècles, c’est long. Elle fut timidement et peu à peu redécouverte vers le milieu du dix-neuvième, grâce à l’édition de l’abbé Prompsault, en 1832.
A la vitesse historique, et le temps que les poèmes arrivent jusques sur les pupitres des "escholiers", nous touchons à 1954, année où Brassens enregistra donc la ballade.

Mais l’hommage, l’imprégnation de Villon chez Brassens, ne se résument pas, loin s’en faut, à la ballade en Do majeur.

En 1961, (et je m’en remets désormais à l’ouvrage d’André Tillieu "d’affectueuses révérences" publié en 2000 chez Arthémus,) à la question :
- Vous essayiez d’être Villon sur quel plan ?
L’autodidacte Brassens répondit :
- C’est-à-dire que pendant deux ans, quand je faisais mes "humanités", je ne pensais qu’à Villon, et que par Villon, à travers Villon. Je refaisais ses vers et je les arrangeais à ma guise. J’essayais de m’imprégner de son art.

Tillieu rapporte que, bien que Brassens comme tout honnête homme, répugnât à établir une hiérarchie parmi ses poètes de prédilection, force fut bien de constater pour ceux qui le fréquentaient que Villon occupait le haut du pavé.
Le dessus du panier de Madame de Sévigné.
Le nombre de livres consacrés au poète que recelait sa bibliothèque était, paraît-il, impressionnant.

Ce fut en 1941, il avait tout juste vingt ans, que Brassens se procura le premier recueil de Villon. Un Villon miniature, les éditions Larousse du moment, 1937, faisant la part belle à Clément Marot et ne consacrant au poète voyou qu’une trentaine de pages.
Les livres de Villon et sur Villon qui ont appartenu à Brassens sont bourrés d’annotations, de considérations et de commentaires. De nombreux vers sont soulignés.
Tillieu note très habilement que s’il est vrai, comme le disait Voltaire, "qu’un homme qui lit sans un crayon à la main dort", assurément Brassens n’a pas dormi sur Villon.

Il est en filigrane partout présent chez lui et fut son véritable credo en manière de poésie.
Du point de vue de l’expression poétique déjà. Villon, sans innover, est coutumier des rejets et des enjambements audacieux.
Que dire alors de :
"Les chansons de salle de garde
Ont toujours été de mon goût,
Et je suis bien malheureux car de
Nos jours on n’en crée plus beaucoup."

Ou de certains distiques parmi lesquels le célèbre :

"Mais les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux. "

On sait aussi que Villon, quand il vient à être profond et mélancolique, douloureux, tout aussitôt dans le vers suivant ou dans la strophe, a besoin d’ironie, d’humour, comme pris d’une sorte de pudeur de s’être trop mis à nu. L’autodérision des grands. D’épanchements point trop n’en faut.
C’est aussi tout l’art brassensien. Telle cette chute qui en surprend plus d’un de « Sale petit bonhomme », poème d’une délicieuse mélancolie sur les amours mortes :

"Ma mie, ne prenez pas ma complainte au tragique
Les raisons qui ce soir m’ont rendu nostalgique,
Sont les moins nobles des raisons,
Et j’aurais sans nul doute enterrer cette histoire,
Si pour renouveler un peu mon répertoire,
Je n’avais besoin de chansons."

Je ne compte pas assez de cordes sur le manche de ma guitare ni même de doigts à mes mains pour vous dire le nombre de gens qui, dans les petites conversations sympathiques qui ont toujours lieu autour d’un verre après un concert, m’ont posé la question du pourquoi de cette dernière strophe aussi désenchanteresse.

Par ailleurs, le succulent "Venez pleurer avec nous sur le coup de midi "des « funérailles d’antan » ne serait peut être pas venu sous la plume de Brassens sans le "Je riz en pleurs et attens sans espoir"de "je meurs de seuf auprès de la fontaine."

On pourrait multiplier les illustrations à l’envi. L’âme du bon feu maistre Jehan Cotard, procureur et ivrogne superbe chez Villon :

"On ne lui sceu(t) pot des mains arracher :
De bien boire ne feut(s) oncques fetard.
Nobles seigneurs, ne soufrez empescher
L’âme du bon feu maistre Jehan Cotard."
est convoquée dans les mêmes termes, à peu de choses près, par Brassens dans "la Légion d’honneur" :

"L’âme du bon feu maistre Jehan Cotard
Se réincarnait chez ce vieux fêtard.
Tenter de l’empêcher de boire un pot
C’était ni plus ni moins risquer sa peau."

Le mélange, le mariage de la belle langue et de l’argot, l’emploi de termes recherchés juxtaposant les archaïsmes de bon aloi, sont des vertus chères à Brassens et à Villon et ce sont les mêmes sots qui, à cinq siècles d’intervalle, en ont fait grief autant à l’un qu’à l’autre.
Comme quoi la constance est bien la seule qualité dont puisse se targuer la bêtise.

On me pardonnera, j’ose espérer, cet exposé qui prend parfois les allures fastidieuses d’un mémoire de maîtrise. Mais j’ai tellement eu les oreilles polluées par les postillons "des abstracteurs de quintessence pour qui la chanson est un genre bâtard que sa popularité même exclut du royaume d’élection ", selon le mot de Tillieu, j'ai entendu tant de muscadins de la plume et (ou) du micro décrier Brassens et encenser Villon que, sans pour autant me lancer dans l’exhaustivité d’une thèse, entreprise bien au-dessus de mes compétences et hors de portée de ma fainéantise, j’avais besoin de prendre le raccourci pratique de l’illustration.

Et je persiste, signe et continue pour terminer par cet hommage brassensien à Villon :

"Je mourrai pas à Montfaucon,
Mais dans un lit, comme un vrai con,
Je mourrai, pas même pendard,
Avec cinq siècles de retard.
Ma dernière parole soit
Quelques vers de Maître François,
Et que j’emporte entre mes dents
Un flocon des neiges d’antan."
Le moyenâgeux – 1966 –

Si ce n’est là du grand art, alors soyez assez bons de me monter enfin ce qu’il en est de l’art.
Ou du cochon.

vendredi 2 février 2007

Regards

Les gens d’un autre temps sont des extra-terrestres.

Les vains efforts des films historiques, depuis « la guerre du feu » jusqu’au « soldat Ryan » le prouvent.

Malgré fortunes de décors, déluges d’effets spéciaux et montagnes de talent, les yeux des acteurs, involontaires récipients-miroirs de leur époque, perdent, dans l’anachronisme inévitable de la mise en scène, toute crédibilité.

Un homme, renié sous le masque d’animal le plus perfectionné, reste un homme par l’éclat de sa prunelle. Le regard humain, lourd de son histoire, ne souffre pas le truquage des reconstitutions.


Ces trois garçons nous toisent d’un regard adulte dont nos adolescents sont incapables ; et leurs costumes de faux enfants n’y sont pour rien.
Le chauffeur, héros de l’histoire, fait un effort pour nous ressembler et cet effort le trahit lamentablement.
Derrière la voiture, le dandy endimanché préfère détourner les yeux. Regarder l’objectif, voir(e) au-delà, est au-dessus de ses forces.
Jean Poiret, acteur s’il en fut, parvenait bien à l’imiter. Mais Jean Poiret est mort. Partant, l’a rejoint.
Leurs cinq répliques, derrière, nous semblent plus humaines.
Retenues par leur maîtresse, elles attendent, patientes, à l’entrée du magasin, et elles nous parlent d’un regard entendu.

Le regard humain comptabilise les tours de roue de la planète.
Le nôtre a quelques génocides, quelques belles inventions, quelques traits de génie de plus que ces fiers poseurs, les pieds englués dans le noir et blanc.
Il a aussi, probablement, beaucoup moins d’amertume suffisante, de calculs ironiques, d’intelligence asservie, que celui de nos successeurs.

Dominique Le Saout

jeudi 1 février 2007

Deux secondes de l’autre côté


L’air était probablement plus piquant, plus sain qu’aujourd’hui.
Pourtant, l’horizon se chargeait.
Le temps s’est arrêté deux secondes.
Arrêté, ligoté, emprisonné dans la boîte magique du très respecté photographe professionnel.
Arrêté, emprisonné, scotché, oublié, exilé, exhumé, exhibé cent ans plus tard sous nos yeux, pour qu’ils s’interrogent.
Et voici que ce sont eux, les captifs, qui nous interrogent :

« -Eh ! Vous, là-bas, de l’autre côté de la barrière 2000, nous voyez-vous ?
Avez-vous coupé le marronnier ou est-il mort de cette entaille qui le rongeait ? »

Et nous les regardons, ces habitants d’une autre planète, si proches de nous et pourtant hors de portée.
Il semble que cent années nous séparent autant que cent années lumière.

Au premier plan à droite, ce garçon en tablier serait mon grand-père.
Il n’a jamais vu d’appareil photographique, ni cet homme qui cache sa tête sous un rideau noir. De quel oiseau parle-t-il ?
Trois gaillards sont sortis pour l’occasion du Café du Commerce.
Ils parlent notre langue, les anglicismes en moins, la rocaille du patois en plus.

Leur vie sera courte.

Dans trois ans, ils partiront vers le nord, dans des wagons bondés de gars qui chanteront comme eux.
Train d’Enfer.

Les demoiselles en chapeau comme dans la chanson de Brassens :
« attendant que la fortune des armes sourie aux vainqueurs, préparent doucement leur cœur. »

Nous sommes en automne mais il ne fait pas froid.
Trois chefs de famille discutent au milieu de la rue, car les rues sont faites pour ça.
L’an dernier la vitesse des rares automobiles à essence a été réduite à 12 km/heure.
Ils ont rentré leur bois. La forêt de Benon est immense, riche, mystérieuse.
L’un d’eux affirme avoir vu un loup, mais il craint davantage le cochon solitaire.

Courçon-place : Deux minutes d’arrêt !
Le seul voyageur ici est derrière la boîte.
Il va repartir capturer le Temps, pour le vendre dans un autre monde.
Deux secondes suffisent à son forfait.
Les enfants vont accourir pour regarder dans la boîte où il n’y aura rien. Rien à voir pour l’instant.
Lui, protégera ses plaques de verre, précieux trésor qui nous fascine car l’instant est venu.
Nos trois chefs vont se retourner en marmonnant quelque sujet sérieux.
Nos trois futurs soldats vont rentrer finir leur verre de rosé frais en parlant un peu plus fort.
Le cheval va repartir, résigné, pour disparaître bientôt, avec tous les autres.
La roue du Temps va broyer la terre aux pieds du photographe.

Lui aussi va disparaître.

On l’attend loin d’ici, à Taugon, autre part, sur la planète.

Dominique Le Saout

Dominique vit sa vie à Courçon d'Aunis, aux lisières de la forêt de Benon, chère à Rabelais.
Il est musicien et il a eu le bon goût de s'offrir, sur mes opiniâtres et judicieux conseils bien sûr ( aahhhh), il y a quelques mois de cela, une Takamine...Toute belle, toute ronde et toute sensuelle.
Il gratte avec ferveur les cordes sous ses doigts.

Brassens lui colle à la peau.C'est lui, Brassens, qui nous avait présenté l'un à l'autre, vers 2002. Présentation d'outre tombe. Présentation réussie. On a découvert qu'on avait grandi ensemble.
Sans se voir.

mercredi 31 janvier 2007

Savoir lire, fascination du livre et désespoir….


Vous ne connaissez pas votre bonheur.

Vous poussez la porte et vous entrez bien au chaud.
Vous vous dirigez vers le rayon littérature et vous ouvrez, vous caressez, vous parcourez quelques pages, vous taquinez du chapitre.

Les phrases murmurent.

Vous n’entendez plus le petit grelot de la porte qui s’ouvre et se referme sur les chalands, vous ne voyez plus la libraire, vous ne sentez plus sur vos glabres mollets l’haleine humide de la rue.

Vous ne connaissez pas votre bonheur, vous dis-je.

Je peux suivre un peu une conversation. Le sujet global. Je peux aussi faire les politesses d’usage, bonjour, au revoir, il neige, combien je vous dois, pardon, et tous ces mots de la convenance qui s’accrochent à nos lèvres pour dire aux inconnus qu’on est là.

Mais lire ?

Pourtant dans ma ville d’exil aux rues frigorifiées par la neige et le vent, c’est vers les librairies que je vais.

Quand je suis à Varsovie, une seule adresse. Marjanna, dans le hall de l’Institut français.
C’est comme à la maison…J’y reste des heures.

Mais là, plus à l’est, j’entre dans la librairie, je tape mes chaussures pour en faire tomber la neige et je vais directement au rayon des beaux livres.
Je caresse leur belle couverture, je les ouvre.

J’ai l’impression de retrouver là de vieux copains qui m’attendaient.
Balzac et « Stracone złudzenia », Stendhal et « Czerwone i czarne », Hugo et « Nędznicy», Camus et « Dżuma », Dostoïevski et « Bracia Karamazow ».
Mais ils sont tous devenus fous….

Je scrute la belle écriture. C’est une belle police et le papier est bien blanc et bien lisse.
Je sais qu’il y a là de belles choses. Je lis Sorel, je lis Valjean, je lis Natacha. C’est à peu près tout. Alors j’essaie de me resituer dans le récit…
Mes yeux s’embrouillent.

Je me retourne. Je prends un livre d’images, dépité. Un loup dans un sous-bois, un élan qui traverse la plaine ou alors l’Armée rouge grignotant peu à peu le territoire polonais repris aux bourreaux nazis.

Les images ont un langage universel. Il n'y a que les yeux qui lisent. Méthode syllabique.

Je vais rentrer chez moi et prendre ma Takamine. Je me suis permis de mettre, il y a longtemps, l’Albatros en musique. Comme Ferré, l’emphatique en moins.
Do, Mi mineur, La Mineur, Mi mineur, Fa, Do, Sol 7 etc.
Il n’y a pas plus simple. Tout est dans l’arpège et la mélancolie et mes ailes d'exilé n'ont rien de celles du géant.

Ouvrir mes livres aussi et voir si je sais encore lire.
Oui, je sais encore.
La nuit tombe.

Et je sais que demain je pousserai encore la porte de la librairie.
Comme un manant qui cherche du chaud, comme un sans abri qui se serait pris de complicité pour son banc.

La dame me sourira et me dira « Dzien dobry » puis ne me regardera plus.

Elle me prend pour un grand lecteur, je crois.