mercredi 31 janvier 2007

Savoir lire, fascination du livre et désespoir….


Vous ne connaissez pas votre bonheur.

Vous poussez la porte et vous entrez bien au chaud.
Vous vous dirigez vers le rayon littérature et vous ouvrez, vous caressez, vous parcourez quelques pages, vous taquinez du chapitre.

Les phrases murmurent.

Vous n’entendez plus le petit grelot de la porte qui s’ouvre et se referme sur les chalands, vous ne voyez plus la libraire, vous ne sentez plus sur vos glabres mollets l’haleine humide de la rue.

Vous ne connaissez pas votre bonheur, vous dis-je.

Je peux suivre un peu une conversation. Le sujet global. Je peux aussi faire les politesses d’usage, bonjour, au revoir, il neige, combien je vous dois, pardon, et tous ces mots de la convenance qui s’accrochent à nos lèvres pour dire aux inconnus qu’on est là.

Mais lire ?

Pourtant dans ma ville d’exil aux rues frigorifiées par la neige et le vent, c’est vers les librairies que je vais.

Quand je suis à Varsovie, une seule adresse. Marjanna, dans le hall de l’Institut français.
C’est comme à la maison…J’y reste des heures.

Mais là, plus à l’est, j’entre dans la librairie, je tape mes chaussures pour en faire tomber la neige et je vais directement au rayon des beaux livres.
Je caresse leur belle couverture, je les ouvre.

J’ai l’impression de retrouver là de vieux copains qui m’attendaient.
Balzac et « Stracone złudzenia », Stendhal et « Czerwone i czarne », Hugo et « Nędznicy», Camus et « Dżuma », Dostoïevski et « Bracia Karamazow ».
Mais ils sont tous devenus fous….

Je scrute la belle écriture. C’est une belle police et le papier est bien blanc et bien lisse.
Je sais qu’il y a là de belles choses. Je lis Sorel, je lis Valjean, je lis Natacha. C’est à peu près tout. Alors j’essaie de me resituer dans le récit…
Mes yeux s’embrouillent.

Je me retourne. Je prends un livre d’images, dépité. Un loup dans un sous-bois, un élan qui traverse la plaine ou alors l’Armée rouge grignotant peu à peu le territoire polonais repris aux bourreaux nazis.

Les images ont un langage universel. Il n'y a que les yeux qui lisent. Méthode syllabique.

Je vais rentrer chez moi et prendre ma Takamine. Je me suis permis de mettre, il y a longtemps, l’Albatros en musique. Comme Ferré, l’emphatique en moins.
Do, Mi mineur, La Mineur, Mi mineur, Fa, Do, Sol 7 etc.
Il n’y a pas plus simple. Tout est dans l’arpège et la mélancolie et mes ailes d'exilé n'ont rien de celles du géant.

Ouvrir mes livres aussi et voir si je sais encore lire.
Oui, je sais encore.
La nuit tombe.

Et je sais que demain je pousserai encore la porte de la librairie.
Comme un manant qui cherche du chaud, comme un sans abri qui se serait pris de complicité pour son banc.

La dame me sourira et me dira « Dzien dobry » puis ne me regardera plus.

Elle me prend pour un grand lecteur, je crois.

mardi 30 janvier 2007

L’humour sarcastique de Brassens au quotidien

Pierre Cordier, ami et photographe de Brassens, encouragé par ce même Brassens « à suivre une route non fréquentée encore et pleine d’escarpements », est inventeur du chimigramme.
Il a travaillé aussi sur des hommages à Michaux.

Dans son bouquin « Je me souviens de Georges » il confie qu’il reste persuadé qui si Georges avait eu une alimentation un peu plus saine, plus équilibrée, la Faucheuse ne serait pas venue si tôt lui moissonner son dernier jour.

Georges Brassens est mort d’un cancer du colon à soixante ans, passés d’une semaine.

On connaît les années de vaches maigres de l’impasse Florimond, Brassens attendant pendant plus de sept ans que quelqu’un daigne venir jeter un coup d’œil sur son travail.

Ça viendra.

En attendant, ce sont des années où Georges ne se nourrit pratiquement que de conserves et de pâtes.
Il grossit outrancièrement.
Ses amis qui ne l’appellent plus que « Le Gros », s’inquiètent, enfermé qu’il est à longueur de journée à lire, lire, lire encore et à écrire, écrire, toujours écrire.
Pierre Onteniente dira plus tard : "J'avais peur qu'il ne tourne gangster..."

On sait aussi que le succès étant venu cet homme, qui n’a par ailleurs pas changé grand-chose à ses habitudes, s’est tout de même acheté une maison, une gentilhommière à Crespières…

Il y va de temps en temps…Il paraît qu’il s’y ennuyait un peu.

Un jour donc Cordier et Pierre Nicolas, voulant faire plaisir à Brassens, débarquent à Crespières avec des cageots de mirabelles toute fraîches, achetées au marché.

Ils sont accueillis par des railleries amicales, des plaisanteries du poète qui descend précipitamment à la cave et qui dit :

- Moi aussi, j’en ai de belles mirabelles ! Et notre homme de revenir avec des bocaux de conserve de prunes.
Les meilleures conserves selon lui.

Pierre Cordier a récemment lu un ouvrage sur la diététique, l’hygiène alimentaire…

Il veut argumenter et commence ainsi son propos :

- Tu sais , Georges, j’ai lu un livre qui…

Brassens l’interrompe aussitôt et, en signe de renoncement :

- Alors, si t’as lu un livre….

vendredi 26 janvier 2007

Zima



En septembre l’air était presque bleu déjà.

Les matins frissonnaient et les grands bohémiens du ciel des étés finissants, en chemin inverse du mien, s’enfuyaient à tire-d’aile, quittant la place alors que j’y venais. Les oiseaux, eux, ils connaissent la terre.
Ils savent lire le soleil et le sens dans lequel il faut tourner.

Octobre a embrasé la forêt et novembre une à une a éteint les lumières.

Tout petits des flocons égarés ont batifolé de-ci, de-là, timidement, comme des éclaireurs et sans jamais toucher le sol. Ils ont saupoudré les toits et ils sont repartis très vite vers le ciel.
J’ai dit que c’était déjà l’hiver.
On m’a souri.
Alors, le vent s’est levé, sec et froid. La terre s’est durcie et les flocons sont revenus, par milliers cette fois-ci, et chaque jour. Le souffle de l’est devant lui les poussait. Ils ont tout fait de blanc, les routes, les chemins, les champs, les forêts et les lacs.
Les rivières se sont arrêtées.

Décembre s’est endormi sous cette couette duveteuse, paisiblement, bien au chaud, vers moins dix degrés, parfois moins quatorze.
J’ai dit que c’était un grand hiver et que chez moi le journal de vingt heures sonnerait le tocsin.

Les médias océaniques sont toujours pris de logorrhées nerveuses quand il fait froid. Surtout si c’est l’hiver.
S’il fait chaud l’été, ils s’emballent aussi.
Il n’y a guère qu’au printemps, quand il ne fait strictement rien du tout, qu’ils ne s’alarment pas. S’il fait doux l’hiver et frais l’été, ils se taisent aussi. Ils ont raison chez moi. Ils savent qu’en ne disant rien, on ne dit pas de conneries.

On a beaucoup ri. A moins dix, m’a-t-on dit, goguenards, c’est encore l’automne. J’ai bien ri aussi…jaune.

Janvier sans crier gare a pétrifié le monde. Même les bruits ont soudain cessé de bouger. A moins vingt, je me suis demandé comment j’allais faire pour respirer.
A moins vingt cinq, les poils de mon appendice nasal ont gelé et j’ai pensé que c’était foutu, que c’était même plus la peine d’essayer de respirer.
A moins trente, je me suis inquiété s’il y avait un SAMU dans le coin, pas trop loin.
A moins trente deux, je me suis dit merde, j’ai oublié d'acheter du pain, je me suis allongé les yeux au plafond et je me suis demandé si j’avais bien fait d’être agnostique toute ma vie.

On s’est esclaffés. D’accord, il faisait froid, mais enfin, c’était l’hiver…Je me suis esclaffé aussi, enfin, un peu…Un tout petit peu…Je ne suis pas même certain que l’on m’ait entendu...

La température est remontée maintenant de 24 degrés. J’ai presque chaud. J’ai ressorti mes tee-shirts et j’ai envie d’une violette posée sur la barbe verte d’un talus. Bon, me direz-vous, tu es sauvé, mais il fait quand même moins huit !

Et alors, c’est le printemps, non ?
Elle n‘est pas belle, la terre ? Les hommes ont tort qui prétendent la connaître, la terre. Vraiment.

jeudi 25 janvier 2007

Le Corbeau dort

Un extrait de ''Le silence des chrysanthèmes"

L'arrivée de la chimie en agriculture


Victimes d’occultes intérêts en amont, les laboureurs de ce monde charnière entre deux mondes commençaient tout de même d’épouser de curieuses pratiques pour protéger les semailles.

Les premiers balbutiements de la chimie au verger prirent des allures de catastrophe. Pour elle, le passage était sans doute obligé. Elle faisait son apprentissage.
Tirant rapidement la leçon de ses erreurs de jeunesse, ladite chimie a par la suite appris à envahir le jardin en mieux se dissimulant, côté cour. Trop gourmande de son succès cependant, pas assez discrète à la fin, elle finit quand même par faire des rivières des tapis d’herbes bizarres et des abeilles des folles égarées, des orphelines sans ruche et s’entretuant.

C’était au printemps, tout le long du chemin d’école, quand la plante pointe le bout délicat de sa jeune vie à la surface du labour. Des nuées de corvidés de toutes sortes s’abattaient sur ce plateau servi comme à leur unique attention. Le paysan parcourait ses champs en frappant dans ses mains, en tirant des coups de fusil et en hurlant mille injures aux cinq cent diables. Il n’y fournissait pas et les pies, les freux, les geais et les corbeaux emportaient dans leur bec ses espoirs de pain blanc. Ses épouvantails aussi amusaient plus la gent ailée qu’elle ne l’effrayait, qui poussait l’insolence jusqu’à venir se reposer de sa ripaille sur les vieux chapeaux et les bras en guenilles.
Cela ne pouvait décemment pas durer. Une guerre sans merci s’engagea et les intellectuels de l’efficacité tendirent leurs bras secourables, tout chargés d’un poison au nom délicat, le corbeau dort, sans doute pour endormir les consciences et les peurs, plutôt que le corbeau lui-même.
Les produits qui se proposent de faire fortune en tuant l’innocence, s’affublent toujours d’un petit baptême en subtil euphémisme. Y eût-il eu inscrit sur les emballages de cet affreux toxique, le corbeau mort, ou l’oiseau mort, que le paysan n’y aurait pas adhéré, j’en suis certain. Pour les rats, oui, on peut annoncer la couleur. La mort des rats n’effraie pas, elle rassure.
L’inverse est vrai aussi. Il n’y a pas si longtemps, sur les étalages dégoûtants d’opulence d’un grand magasin, j’ai vu, conditionnés dans des pots, de succulents petits champignons qui poussent en novembre sur les talus moussus, à la faveur d’un clair rayon de sous-bois. On les appelle les trompettes de la mort, ou des morts, selon les régions, parce que leur forme subtile rappelle effectivement celle d’une trompette et qu’ils apparaissent, tout veloutés de noir, à la Toussaint.
Les cérébraux de la promotion marchande ne sont pas des abstraits, aussi savent-ils qu’avec un nom comme cela, un nom inquiétant de fureteurs de forêts, on fait fuir le chaland. Qu’à cela ne tienne. Inspirés par Skakespeare et les faits les contredisant, ils modifièrent les faits et rebaptisèrent plaisamment le champignon de nos forêts « trompettes des Maures ». Une belle tête enrubannée, une tête du désert, souriait de toutes ses dents sur l’étiquette.

Depuis le temps qu’il y a des hommes et qui disent que le ridicule ne tue pas, ceux-là au moins, s’ils n’en sont pas morts, sont venus pour vérifier pleinement la précision de ce bel aphorisme.

Les mêmes habiles dissimulateurs proposèrent donc au paysan d’endormir les corbeaux. Qui dort dîne, c’est bien connu, et pendant qu’ils dormiraient, ces becs-là, ils n’engloutiraient pas les couvrailles naissantes.

Alors, sur les champs que le soleil déclinant arrosait en oblique, des oiseaux par centaines, l’aile écartée, le ventre en l’air, le bec ouvert et poissé d’une sécrétion répugnante et verdâtre, contemplèrent un beau soir la procession des nuages de leurs yeux crevés. D’autres, arrivés plus tard sur les lieux de l’horrible traquenard ou moins intempérants, claudiquaient encore, tentaient de fuir l’incompréhensible enfer et se heurtaient aux branches des haies d’érables alentour, s’y écroulaient, le souffle court, la poitrine haletante, le regard halluciné.
Nous jetions nos sacs au fossé et courions sur les champs de cette bataille inégale et déloyale entre le pain et l’oiseau. Brancardiers, nous recueillions les blessés. La tuerie avait frappé sans discernement et il y avait là des mésanges, des rouges gorges, des chardonnerets, des merles, des alouettes et des pluviers argentés. Oraison humide et silencieuse, le vent ébouriffait les plumes de ces soldats sans arme, tombés au champ du semeur.

En dépit de l’ampleur du drame, notre empressement secourable était tout de plaisirs et de joie. J’ai toujours nourri pour les oiseaux cette attirance sublimée, faite de grâce et de beauté. Justement parce que cette grâce et cette beauté, toujours entr’aperçues, sont tant fugitives, leur liberté est tellement inaccessible et insolente, que j’ai toujours cherché à les capturer, pour les voir de plus près encore, comme si je voulais apprivoiser l’insaisissable. S’il venait à voltiger dans l’air de mes hivers deux ou trois flocons égarés ou s’il venait à geler, je n’avais de cesse que de courir les vergers et les haies, à la recherche d’un pommier de plein vent sous lequel tendre un piège aux grives et aux merles. Atavisme du chasseur trappeur ou cruauté à vouloir tuer ce que l’on aime, les velléités de froid allaient dans mes espoirs de pair avec la prise au piège des oiseaux erratiques.

Enjambant les cadavres, nous moissonnions autant de petites créatures encore frémissantes que nos bras pouvaient en contenir et les portions jusques chez nous. Tout ce que nous pouvions trouver de disponible en cages, en caisses de bois et de carton était réquisitionné comme infirmeries de campagne.
Mais certains oiseaux ne tenaient plus sur leurs pattes et leurs yeux se révulsaient. Ils tordaient leur cou et la tête penchée vers le haut tentaient d’un seul œil vacillant, déjà vitreux, une dernière fois, de voir leur jardin, leur patrie, le ciel. Ils mouraient là, ahuris de souffrance. D’autres, plus assurés quoique titubants, semblaient cependant vouloir encore s’accrocher à la vie. Nous emplissions alors de grands verres de lait et les forcions à boire en leur écartant le bec sans ménagement. Administré à trop haute dose, le remède hélas se faisait souvent aussi pire que le mal et étouffait les plus faibles. Les quelques-uns qui parvenaient à vomir les graines ignobles retrouvaient peu à peu leur esprit d’oiseau et venaient se cogner contre le grillage, avides d’air pur. Nous tenions ceux-là pour sauvés du désastre. La nuit cependant tombait et le ciel était noir. Nous leur promettions alors de les relâcher, sous les premiers rayons du jour.

Au petit matin, nous courions voir nos pensionnaires. Il n’y avait plus là que de pitoyables cadavres. Nous baissions la tête, nous caressions un moment les corps durs et froids. Des larmes de je ne sais quoi, d’effroi devant la mort peut-être, venaient à ruisseler sur un jabot mordoré de rose ou de jaune. Nous enterrions les victimes dans le jardin, soigneusement alignés, ventres et becs vers les cieux, et leur fermions les yeux.

Ce après quoi seulement, j’insultai sans retenue les assassins et levai mon poing au ciel.

mercredi 24 janvier 2007

Qui sait ?


Il venait de loin, le vent, et la glace des trottoirs était nue. Toute bleue aussi.
Je l’entendais briser son errance aux murs des immeubles et miauler au coin des rues, miauler si long que les lumières aux réverbères en flageolaient, effrayées.
Celles accrochées aux fenêtres orange, en face de moi, muettes, semblaient paralysées.
Il n’était pas si tard.
A l’est en décembre, c’est dans l’après midi que le jour démissionne. Après l’heure n’existe plus. Il fait noir.
C’est tout.
Et les mercures aux fenêtres suspendus descendent, descendent comme des vertiges.
J’observais, absorbé, la nuit frigorifiée.
Ça n’était pas la solitude, celle qui donne le tourment d’être un autre, quand le monde est flétri sous nos yeux insipides.
Non. Quoique loin, très loin de ma racine, je me sentais malgré tout près de moi. J’interrogeais ce vent hurlant qui n’irait jamais jusques là-bas.
Trop lointain.
Il n’y avait pas de souffle comme ça, chez moi.
Sur quelle plaine alors, dans quelle forêt, aux flancs de quelle montagne, aux murs de quelle ville somnolente allait-il abandonner enfin sa course et réchauffer son haleine ?

Mais de l’autre bout de la rue le taxi est venu, ses yeux jaunes aveuglés par la farandole neigeuse.
Un homme est descendu.
Il a chancelé puis il est tombé, sa tête heurtant brutalement la glace luisante comme le fil du rasoir.
Un choc douloureux.
Une femme et la fillette se sont penchées sur l’épave évanouie, la secouant, la suppliant.
Elles gémissaient dans le noir. L’homme était lourd et leurs efforts vains.
Une porte a claqué. La poigne pressée du chauffeur a relevé le pochard.
Qui s’est accroché à la femme comme la chaloupe à sa bouée, qui s’est amarré aux épaules, ses genoux qui pliaient comme ceux des vieux chevaux.
La fillette a pris la main de l’homme vacillant, bouffon, murmurante, implorante.
Lui, le taxi, s’est éclipsé au bout des rues, vers d’autres urgences de la nuit.

Alors tous les trois ont marché , l’un grognant, les deux autres geignant et le vent à leurs trousses qui miaulait, miaulait si fort qu’on eût dit qu’il voulait les tuer plus encore.
Maintes fois la loque a failli sous son poids entraîner les deux êtres enlacés par la peur.
Sous le reflet grelottant d’un lampion, j’ai vu le filet à sa tempe qui coulait de la misérable blessure.

J’aurais pu être cet homme. Avant. La glace, la neige et ce vent-là en moins.
Un jour, elle aurait vingt ans, la fillette, et n’aimerait ni le vent, ni l’hiver, ni la neige, ni les taxis, ni le bleu de la glace moirant les trottoirs.
Sans savoir pourquoi, peut-être. Elle le dirait en riant, qui sait, dans un jardin fleuri ruisselant de verdure, aspergé de soleil, un verre négligemment tenu à la main, entourée d’amis piaillards à la barbe niaisement naissante qui la trouveraient intéressante.
Naïf, les yeux sur la nuit, je ne cessais de demander quel mal rongeait cet homme.
Qui rongerait les autres, un jour…
Qui le retenaient pourtant de s’effondrer et qui firent qu’il ne gela pas là, dans le ruisseau transi, un soir où le vent hurlait sous mon balcon rêveur.

mardi 23 janvier 2007

Cogitations intempestives - 2

(Suite)

Non. En vérité, le monde n’a pas changé parce que son propre justement c’est de changer tout le temps. Le monde changerait s’il s’immobilisait tout à coup et c’est nous décalés qui réclamons plus d’inertie et la question qui obsède en cet instant le clavier sur lequel je m’acharne est de savoir si j’ai envie, si je sais, ou si je suis capable de l’accompagner plutôt que de rester à rêvasser à mon obsolète convenance, car quand même par-delà le plaisir d’une écriture il y a aussi ce qu’on veut de son devenir. Est-ce que la façon dont on écrit est subordonnée aux virtualités changeantes d’un monde que l’on comprend et avec lequel on fait corps ou est-ce que cette façon de dire les choses est une manière de survivre en dépit des manières lunatiques de ce monde ? La liberté totale s’impose là comme partout du moment que celle des autres n’en est point altérée : que chacun chante comme il le veut et que chacun écoute ce qu’il lui plaira d’écouter.

STOP ! Ça c’est bougrement pas vrai parce que l’écriture est une marchandise, délicieuse j’en conviens, mais une marchandise et vous me pardonnerez ces notions marxistes lycéennes éculées, une marchandise où la valeur d’échange a supplanté depuis belle lurette la valeur d’usage avec la bénédiction onctueuse de quatre vingt dix neuf pour cent des éditeurs, des distributeurs, des libraires et in fine des écrivains et en dépit de quelques-uns parmi les meilleurs qui ont organisé la résistance et ont pris le maquis en se servant intelligemment des outils de ce qu’il convient d’appeler l’adversaire médiatique. Je leur laisse le soin de se reconnaître. La plupart des écrits ne sont pas des écrits du cœur mais bien du cul, je veux dire des trucs bien mis en évidence pour que le monde marchand puisse y rentrer à son aise et y faire son marché, une écriture prostituée à une demande vaguement sociale puisque fabriquée, mais même la prostitution peut s’exercer avec talent et ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Je ne digresse point car seulement la moitié de ma susdite revendication selon laquelle tu écris comme tu veux et je lirai comme j’ai envie est juste puisque côté lecteurs, il y en a encore beaucoup, mais peut-être n’ai-je connu aimé et fréquenté que des ringards, qui ne peuvent pas rentrer dans les nouvelles modalités de l’écriture du monde. Le côté lecteur est donc bien obligé de lire ce qui est publié de littérature s’il ne veut pas sombrer dans l’archaïsme comme moi ou pire encore, si, si, mais je crois qu’il est armé pour cela, dans les romans à quatre sous, de la cervelle de grimauds et grimaudes servie comme du foie gras. A ce propos, j’avais beaucoup aimé la réponse que fit François Bon à un de ses visiteurs du Tiers Livre qui contestait à Tumulte sa qualité de roman, mais que si bien sûr avait dit l’écrivain parce que justement il ne fallait pas se laisser déposséder du concept roman en le laissant à l’exclusivité des faiseurs de trois cent cinquante pages d’une vague histoire de cul où s’agitent deux ou trois personnages. J’ai cité de mémoire bien sûr, juste pour illustrer d’un trait la réalité des rayons de librairies. Ils sont tellement mazoutés par une marée de parutions intellectuellement obscènes mais aux quatrièmes de couvertures alléchantes et au bourrage de crâne tellement assommant qu’il faut, si on aime lire encore et qu’on n'est pas bien renseignés, soit qu’on n'ait pas le temps ou soit que, bien que grand lecteur, on ne suive pas les circonvolutions du petit monde littéraire et de ses enjeux, qu’il faut, disais-je, être vigilant sur ce qui est proposé…Ou alors et c’est ce qui se passe le plus souvent on en revient aux valeurs sûres, aux vieux trains qui ont vu du pays et qui ne décevront pas. C’est que le jeu est inégal et j’affirme tout de même qu’écrire abscons à tout prix parce que le monde serait abscons et bien c’est pas gentil pour une foule de lecteurs parce que ce qu’ils aiment lire, archaïque certes mais de qualité, ne verra plus le jour que dans des manuscrits passés sous le manteau, des blogs littérature érigés en vitrines du désespoir, chacun froidement cloisonné dans le sien comme dans sa tombe.

Après tout, pourquoi pas ? J’ai commencé d’opter en ce sens c’est-à-dire que délaissant la belle ergonomie du livre qui n’a pas voulu de moué, je donne déjà victoire aux ogres libéraux et glisse dans l’erreur de jugement pratique du produit de remplacement. Je médite et je m’édite.

J’ai tort mais on a souvent tort par manque de moyens.

Il va sans dire, mais je le dis quand même, que mon propos élimine d’emblée la pédanterie de ceux qui croient qu’ils aiment tels ou tels livres parce qu’ils sont sortis d’un milieu qui a la réputation de faire de belles œuvres hors champ d’application de la pollution exclusivement marchande ou qui disent détester, parfois dans les deux cas sans avoir lu, tels autres parce qu’ils sont des narrations stricto sensu ou qu’ils ont été publiés par des éditeurs à la réputation douteuse. Le bon goût est plus exigeant et plus compliqué et ça ne marche pas comme le tri sélectif des déchets du développement durable et il arrive que la littérature au sens noble produise de véritables merdes et qu’un diamant s’égare par inadvertance ou ignorance dans une poubelle. C’est rare mais ça peut arriver.

A propos d‘archaïsme je m’arrête une seconde sur Brassens qui reste un de mes poètes de prédilection boudé par une bonne partie des muscadins de la poésie parce qu’il était un chanteur alors que justement l’astuce était de faire passer la poésie sur le mode populaire afin que le plus grand nombre y ait accès. Un internet avec des moustaches et une guitare. C’est un poncif mais sans Brassens Villon serait resté inconnu de beaucoup plus de gens qu’il ne l’est en vérité même si un seul poème ne suffit pas à qualifier une rencontre avec une œuvre, j’en conviens. A un journaliste qui lui disait donc qu’on le taxait en coulisses de passéiste il répondit d’abord en forme de syllepse qu’il n’aimait pas le mot avant de préciser : avec ce hiatus au milieu. A un autre qui formulait à peu près la même critique un peu plus littéraire puisqu’il s’agissait cette fois d’archaïsme il dit que oui bien sûr mais que ceux qui lui reprochaient d’employer un vocabulaire suranné étaient ces mêmes qui fouillaient les brocantes à la recherche de vieilles lampes, alors tout est absolument relatif, n’est-ce-pas et écrivons comme nous le voulons chaque lecteur y reconnaîtra bien le sien, moderne, archaïque, poétique, vulgaire ou politique, un jour ou l’autre.

Mais

Confronté à cette incapacité à comprendre totalement les nouvelles formes autant qu’à les écrire, nouvelles formes qui pourtant j’en suis certain sauveront un moment l’écriture et la littérature du naufrage de leur époque, mais seulement de leur époque qui n’est point éternelle et dont les choix ne sauraient être universels , parce qu’elles sont en harmonie avec des hommes virtualisés et de plus en plus complexes et surtout parce qu’elles détournent intelligemment vers l’intérieur poétique les abstractions matérielles de l’empire exclusivement marchand, il ne faut pas le perdre de vue un seul instant même si de faux puristes écervelés revenus de tout sans avoir jamais mis les pieds nulle part trouvent que ça fait ceci ou que ça fait cela. Je fais donc mienne l’observation publiée chez Corti selon laquelle l’écrivain sachant qu’il n’a plus aucun enjeu médiatique à attendre de son travail peut enfin se consacrer à l’absolu intime de son écriture. J’en suis et je remercie Georges Picard de l’avoir énoncé avec force. Sans enjeu la littérature redevient un art à part entière, une activité plus humaine et plus haute que toute autre puisque débarrassée des préoccupations de la reconnaissance immédiate et éphémère du plus grand nombre.

Elle est là, la résistance des écrivains, écrire en dépit des créneaux des éditeurs à l’affût des coups juteux, des faux libraires en carton bouilli et des monopoles de la distribution cybernétisée à outrance. Ecrire pour entrer en guerre contre ceux qui tirent les ficelles et les cordons des bourses, même dans notre propre camp où ils sont nombreux et avancent masqués. Le pouvoir doit changer de mains, de l’absolu du marketing glisser à la relativité de la plume, et je suis certain que les écrivains, ceux dont la seule ambition est de jouir de l’écriture, sortiront vainqueurs de la confrontation même si beaucoup, dont je suis, y mourront en soldats inconnus, sans même avoir vu le point du jour.

Mais l’enjeu est de gigantesque taille. Nous verrons bien car, reprenant ce que je disais au tout début de ces intempestives cogitations, le monde est un concept métaphysique, un fourre-tout du non-savoir et du flou, un prétexte bâtard et exempt de toute intelligence.

Le monde n’est rien sans les hommes et les hommes, jusqu’à preuve d’un contraire fort hypothétique, c’est nous.

Point de suspension


lundi 22 janvier 2007

Cogitations intempestives - 1


... d’un gars qui comprend pas tout mais qui fait des efforts pour

Ils ont dit que le monde avait changé mais ça n’a pas beaucoup de sens parce que quand on dit que le monde a changé c’est qu’on dit qu’il faut faire autre chose très vite pour vivre sinon « dans » du moins « avec » ce monde et qu’on est déjà foutrement en retard, qu’on est en train de courir après un train qu’on avait pas vu passer ou qui était pas à l’heure, ou alors à celle d’hiver alors qu’on était en avril, ou bien qui allait trop vite, ce train.

Je veux dire que la manière de penser le monde était sclérosée tandis que le monde, concept effrayant tant c’est métaphysique, il mouvait, lui. Toujours au profit des mêmes, mais il bougeait. On peut aller loin comme ça, c’est-à-dire à peu près nulle part. En tous cas pas où on avait prévu d’aller mais où le monde veut aller, dans ses propres intérêts étrangement autonomes. On l’accompagne en quelque sorte comme un cavalier qui maîtriserait pas son cheval. Si je veux dire un monde que je ne vois pas bouger, quoi écrire qui puisse être compris et lu avec plaisir par ceux qui ont couru avant moi, qui ont déjà sauté dans le wagon alors que je m’essouffle, moi encore, à courir sur le ballast et en agitant les bras pour signifier qu’ils ont oublié un voyageur qui voulait bien faire le tour du problème avec eux ?

Ça m’étonne toujours, moi, que le monde change de rue sans prévenir les hommes. Je me dis depuis que je suis tout petit que les hommes doivent bien y être pour quelque chose tout de même, comme quand j’étais môme et que mon voisin se lamentait qu’on allait saigner son cheval à l’abattoir parce que maintenant c’étaient des tracteurs qu’il fallait pour semer du pain et si on voulait rester un paysan comme l’avaient été son père et son grand-père et tous les autres avant lui. Comme aussi les mineurs de Longwy, un beau matin on leur a dit de circuler, qu’il n’y avait plus de place dans le monde qui avait changé pour leurs pioches et leurs sales gueules noires et hop, à la rue, vidés, bons à rien, vos maisons vos femmes et vos enfants démerdez-vous, nous on s’en fout on s’en va dans le monde. Les Lantier et autres Maheu se sont bien extirpés de leur trou, ont tapé du poing et lancé des pierres contre les changeurs du monde, mais rien n’y a fait. Un monde qui change c’est comme un rouleau compresseur et c’est toujours plus fort que les gens qu’il tue.

C’est cruel un monde qui va son p’tit bonhomme de chemin sans demander leur avis aux hommes.

Ou alors c’est qu’on est déjà morts et on n’a rien vu venir. Ça serait normal pour des morts de rien voir qui bouge, mais nous qui mangeons des bonnes recettes de viande en sauce ou des poissons frits extirpés de la mer océane, nous qui pensons des trucs, buvons du vin, nous promenons dans les sous-bois et les chemins que les ornières de décembre ravinent, jouons au ballon avec les enfants, on n’est pas morts, tout de même. Ou alors on naît morts. C’est pas compliqué : quand on voit pas tout c’est qu’on est sot comme un âne ou mort. On est rien de tout ça à ce que nous croyons. Alors il faut comprendre que nous comprenons le monde d’abord avec les satisfactions du ventre et que le tête suit, mais après, en décalage, un peu comme ces étoiles d’été, couchés qu’on est après dîner sur l’herbe où naviguent des aoûtats et qu’on contemple là haut des lumières qui sont mortes depuis trois mille ans ! Faut surtout pas essayer de remonter la lumière. On est pas équipés pour et ça donnerait des vertiges tels que nos cerveaux en sombreraient assurément dans la folie. Et puis qu’elle soit morte ou vivante cette lumière elle n’en garde pas moins son bel éclat mystérieux. Ne nous agaçons plus de réalité !

Tiens, je saute de l’âne au coq parce que soudain ça me fait penser à une page d’un livre, Dionysos 7.65, oh ! pas un grand livre, mais un policier d’Helena, compagnon de Léon Malet à ses débuts. Il s’agit d’un écrivain : « Em savait qu’il s’agissait d’un esthète aux ouvrages alambiqués qui provoquaient l’admiration de gens faisant profession de comprendre ce qui, de propos délibéré, ne signifiait rien. » C’est pas un grand livre mais la réflexion est bien aiguisée.

J’ai lu quelques pages de ceux qui galopent jusqu’à la source des rayons lumineux, ceux qui ont vu aussi qu’un nouveau train était né et qui allait vite et qu’il fallait se dépêcher de grimper dedans si on voulait continuer à faire des pages qui tiennent la route. J’étais en train de rêvasser comme un couillon avec Maupassant et Stendhal et les autres que vous connaissez aussi bien que moi, mieux sans doute. Enfin, autrement. Pas jusqu’à Genevoix, mais quand même un peu de Giono. Je voulais chanter comme eux, pas aussi bien évidemment, mais chanter avec leurs partitions. Des vieux trains à vapeur tout ça, tout propres, trop brillants pour circuler dans un monde poussiéreux, des trains avec des phrases et des virgules partout, qui coupent la conversation et des paragraphes aussi pour bien dessiner la pensée descriptive. Des points itou pour reprendre son souffle et le temps de digérer l’immédiat posé en amont. Parfois, vicieux, malin comme une belette, un passé conditionnel deuxième forme, pas facilement dissociable d’avec l’imparfait du subjonctif, c’est vrai, mais qu’importe, on s’en fout du coup de pinceau pourvu que la toile soit belle.

Ces vieux trains-là, c’était la préhistoire du déplacement. Ils ont eu leur glorieuse utilité et ont transporté des hommes bien loin, en les faisant rêver, cheveux aux vents par la fenêtre qu’on pouvait encore ouvrir à condition de ne pas se pencher au-dehors au risque de perdre la tête et ils étaient si paisibles ces trains que les vaches s’arrêtaient de brouter pour les regarder passer. Mais i sont foutus. Toujours aussi beaux mais sur des voies de garage où batifole le chardon entre les rails et ils ont encore, c’est bien, beaucoup de visiteurs pour venir caresser leur vieille échine. On se promène là-dedans et on discute avec Sorel ou Rastignac, des fois dans un wagon un peu plus moderne avec Bardamu. Toujours quelque chose à raconter, des amours, des crimes, des avarices, des parties de chasse ou de jambes en l’air, plutôt suggérées celles-ci, des complots, des belles femmes, des arrivistes, mais surtout en prenant son temps de dire, en digressant à l’envi, en musardant sur la syntaxe et le verbe, où et comment ça s’est passé, la saison, la couleur des nuages, l’histoire des aïeux de celui qui a trahi ou qui a été trahi, voire qui est mort. C’est ça qui les a essoufflés, ces gars là, et c’est là que le foutu monde a changé sans le dire, en catimini.

Le monde a filé à l’anglaise, à la française disent les Anglais, mais ne chipotons pas sur les gamineries vexatoires, le monde a glissé entre nos gros doigts.

Plus d’histoire à dormir debout. Avec des oiseaux qui pépient là, dans les lauriers en fleurs. Qu’est-ce qu’on s’en fout des oiseaux et des lauriers à l’heure qu’il est ! Est-ce que ça ajoute quelque chose à l’histoire dont on est déjà rassasié ? Plus d’histoire ! Ou alors racontée vite fait, brossée à l’essentiel avec des mots rapides et bien aiguisés comme des lames qui peuvent couper des deux côtés. Quand on veut plaire à tout le monde il faut séduire personne. Avec des fautes si possible, parce que l’orthographe ça entrave le libre cours de la pensée poétique, je suis complètement d’accord, les mots sont parfois des murs infranchissables tant ils sont lourds de lettres inutiles, muettes, mais il faut qu’on voit quand même que c’est des fautes faites exprès, des fautes éloquentes, des fautes qui militent, autrement ça n’a plus le sens de l’épuration esthétique. Un minimum de ponctuation pour pas saturer la ligne et des sauts de paragraphes intempestifs. Ça, ça fait voir que le gars ou la dame, sa pensée est tumultueuse, qu’elle bouille, que son approche du monde est viscérale et pas convenue du tout, instinctivement hachée, pas totalement acquise encore et qu’il ou qu’elle pétrit ce monde qui, excusez-moi du peu est un peu le mien aussi, et qu’on va bien voir qui va gagner la bataille, du train ou du voyageur. Le verbe à l’infinitif, pathétiquement seul entre deux points, ça c’est une trouvaille, le point d’orgue d’une pensée trop riche pour ne pas être mystérieuse. Là, la lecture s’affole, tâche de saisir au vol une émotion sublime qui lui échapperait. Le fond de l’art est frais. Ça me donne des frissons parce que je suis un gars qui suit pas bien le fil et que j’arrive pas toujours à saisir la douleur, la peine, l’espoir, l’angoisse ou la jubilation de celui ou de celle qui essaie de me parler comme ça. Je critique pas, je n’en ai ni l’envie ni le goût ni la compétence. Je dis comme il faut penser vite et bien dans ce désordre impeccablement construit et que j’ai du mal. C’est pas de la critique.

Un gars qui se noie il appelle au secours il remet pas forcément l’existence de l’eau en cause.

J’aime pas le cinéma. J’aime pas jouir ou pleurer par procuration, encore moins sur un fond musical incitatif qui n’existe pas dans mes situations directement vécues, avec une émotion qui a un visage et qu’il faudrait que je m’approprie tout ça sur mon siège. C’est vieux ce que je raconte là mais c’est comme ça qu’ont commencé à mourir les vrais raconteurs. J’ai connu un tas de gars qui n’ont jamais voulu lire Octave Mirbeau parce qu’ils avaient vu le journal d’une femme de chambre et d’autres qui n’ont jamais ouvert Darien pour avoir regardé Louis Malle. Les raconteurs ont essayé de suivre un moment le train en causant comme des images mais ils n’y sont pas arrivés parce que des images il y en a beaucoup et elles défilent trop vite. Une plume ou des doigts sur un clavier ça peut pas créer l’illusion fugace d’une image ou alors il faut être sacrément véloce et qu’un seul mot puisse en signifier en même temps trois cent au moins. Ben alors, qu’est ce que ça te fout de pas tout saisir dans un texte ? Mets y ce que tu veux. Ben oui, mais j’ai pas besoin de lire pour ça. Ou plutôt, l’autre a pas besoin de m’écrire…Pourquoi me décrire une vision du monde aussi sensible et intelligente soit-elle si j’ai la mienne et que je ne décrypte pas la sienne ? Un train c’est fait pour que des voyageurs montent à l’intérieur et c’est un peu comme en musique un accord inlassablement répété ça peut être une source d’émotion déchirante ou joyeuse pour celui qui joue parce qu’en même temps il y a des images et des souvenirs ou des espérances qui défilent dans sa tête et visibles que de lui-même. Mais celui qui écoute ? Si j’veux construire un monde illusoirement à moi tout seul, j’vais à la pêche dans le Bug, c’est une rivière qui sépare la Pologne de la Biélorussie, et je mets ce que je veux dans ces remous frontaliers aux couleurs qui changent tout le temps et où s’agitent des gros poissons blancs que capturent les moines orthodoxes. Ceci dit en passant, ils m’ont invité une fois à en goûter, les moines, de leurs poissons, parce que j’étais là à rêver le cul par terre et que je me disais qu’il suffisait d’un remous de rivière pour séparer des mondes et déclarer des guerres. Un régal, n’eût été leurs marmonnements métaphysiques à l’heure du déjeuner que j’eusse, oui, j’eusse, j’use du j’eusse à ma guise parce qu’il s’impose à moi comme un outil qui est là à sa place pour dire ce que je dis, j’eusse donc collationné avec un plaisir décuplé. Voilà une phrase qui est inquiétante parce que ça manque de coupures et de virgules et on dirait bien, plus haut là-bas, que ce sont les poissons qui ont marmonné des métaphysiques. En fait les incorrections de la syntaxe, de la construction et le déficit de ponctuation, c’est des anacoluthes, comme Baudelaire avec son albatros exilé sur le sol au milieu des huées ses ailes de géant l’empêchent de marcher, cité par tous les théoriciens coupeurs de cheveux en quatre de la métalangue.

C’est ça que j’essaie de dire. J’ai essayé de voyager dans des pays littéraires avec des vieux trains qui roulaient au charbon et en construisant une histoire qui commençait par renseigner qu’il pleuvait ce matin-là ou qu’on était au mois de janvier et que Pierre ou Paul étaient des cordonniers ou des instituteurs. Pour un peu j’aurais poussé la niaiserie à les commencer par il était une fois, mes histoires qui avaient une chronologie linéaire, qui s’inscrivaient dans le temps qui passe, temps qu’on croyait qu’il était comme une flèche, un trait, disons un vecteur orienté toujours dans la même direction. On croit ça encore parce qu’on se voit vieillir à coups d’hiers d’aujourd’huis de demains et surtout de peurs ; Mais on sait maintenant, enfin on croit savoir, que le temps et l’espace c’est pas comme ça du tout et si on va en avant on peut aller aussi en arrière et même que ça n’est plus stupéfiant du tout de considérer qu’un corps peut être à deux endroits différents à la fois, avec un don d’ubiquité donc si j’exagère un peu, qu’un corps puisse s’emparer de ses rêves et superposer son réel et les disposer comme des sédiments de la mémoire. Le passé et le présent, le futur un peu moins, ne sont pas si opposables l’un à l’autre qu’ils en ont eu l’air.

Alors si on veut vraiment raconter une histoire, car quoi raconter sinon une histoire même si c’est une histoire qui n’existe que par une vision fulgurante contraignante et désordonnée du monde, un roman, tranchons le mot qui rebute tant les abonnés du TGV remonteur de lumière, il faut aussi qu’elle soit dans cet esprit-là et non tout imprégnée des erreurs du passé qui ne comprenaient de la fuite du temps qu’une expérience unilatérale et dirigée dans le même sens, celui de l’angoisse du saut final. Je trouve qu’un roman qui ne suit pas la chronologie est un roman qui colle à la chair dont il est fait. Comme un poulet de grain. Nos émotions, nos peurs, nos joies, nos désirs racontables comme indicibles, n’ont pas non plus à être subordonnés au présent. Il arrive qu’on soit dans le sens des aiguilles de la montre, mais il arrive seulement et des fois ce que nous ressentons de profondément vrai de cet inconnu qui nous habite, et que nous considérons comme digne d’être transmis, est un volcan à l’irruption actuelle mais aux racines tellement anciennes, alternant tour à tour leurs places dans l’instant, s’éloignant, revenant, se mariant pour faire un présentement vécu.

Je tâchais - j’ai bien dit je tâchais - donc d’écrire un peu comme mes glorieux modèles parce que je trouve ça beau. J’aurais tout de même dû considérer que ce qui était beau à la fin du 19ème et au début du 20ème reste bien entendu beau mais ne peut pas prétendre chanter notre ère et en flatter l’esprit. Pourtant j’ai toujours été un moderne. Je l’ai jamais trouvé beau le monde qu’on nous proposait et j’ai grillé une bonne partie de ma vie à gueuler qu’il fallait le changer, en agissant dans ce sens-là aussi et en refusant de faire longtemps le même métier et en traînant dans tous les milieux, des couloirs de la fac aux fréquentations les plus interlopes. C’est quand même désolant de passer sa vie à vouloir changer le monde et que ça soit les autres qui vous disent : eh, coco, oh, oh, le monde a changé !

C’est comme ça.

Et je suis bien content qu’on m’ait alerté parce que j’allais continuer avec mes histoires à la noix de coco, en automne dans le marais poitevin ou je n’sais où avec des frênes qui tremblent dans des brouillards et des corneilles qui picorent les labours, et mes souvenirs fantasmés ou réels dont à juste titre personne n’a cure. Y’a un copain en France, un écrivain, tiens, je peux bien vous dire son nom après tout, on est pas là pour se faire des cachotteries et il m’en voudra pas, Denis qu’il s’appelle mon ami et on s’est tenus bras dessus bras dessous vingt cinq ans durant avant que je quitte la France et il m’écrivait y’a pas dix jours que les ateliers d’écriture étaient bourrés de gens qui voulaient écrire mais qui lisaient jamais. Tout pour ma gueule, c’est la morale des temps modernes, qu’il a conclu Denis. Pour écrire des choses c’est vrai que y’a pas besoin d’avoir lu des bibliothèques entières mais quand même là comme partout ailleurs y’a un minimum de complicité qui s’appelle l’échange. Il a raison Denis. Tout pour ma gueule. Ecoute ce que j’ai à raconter. On discutera après si on a le temps. Ça doit être le changement de monde. Pourtant Denis, je sais qu’il est ponctuel et il aime pas louper son train mais celui-là va peut-être plus vite que ses yeux. En tous cas il a pas aimé et moi j’ai aimé qu’il me fasse part de son cruel sentiment.

Qu’il ne s’inquiète pas, Denis, ateliers ou pas, même dans les blogosphères du changement de monde c’est tout pour ma gueule. J’ai écrit un tas de textes là-dedans et j’en ai lu beaucoup, beaucoup, ponctuant ça et là mon passage d’un petit commentaire. Y’en a là qui écrivent, écrivent, noircissent du blog à qui mieux mieux, des logorrhées de considérations parmi lesquelles parfois des choses bien, et qui jamais, jamais ne viennent foutre un coup de clic pour savoir ce qu’écrit le voisin. J’ai fait l’expérience. Du m’as-tu-vu dans mon joli blog et si tu viens à étouffer dans le tien tu peux crier au secours là-dedans personne ne viendra t’entendre. Du changement de monde ça ? Allons, allons, je ne vois là que les vieux sentiments de la nuit des temps. Tout pour ma gueule.

Suite et fin demain matin...

jeudi 18 janvier 2007

Comment je suis venu à la guitare ou, plus exactement, comment la guitare est venue à moi...

Un extrait du manuscrit " Le silence des chrysanthèmes"...

Menuisier ébéniste de son état, mon frère aîné eut enfin une idée lumineuse. Il me prouva que ses outils étaient beaucoup plus utiles que les miens ou du moins qu’il savait s’en mieux servir. Son idée donna à ma jeune vie une impulsion nouvelle qui ne devait plus s’éteindre.

Il poussa un beau jour la lourde porte de la maison, portant dans ses bras une guitare, une guitare énorme qu’il avait eu la curieuse fantaisie de fabriquer lui-même, sur ses temps libres, dans l’atelier de son bonhomme de patron.

Il était aux anges et souriait benoîtement en exhibant son chef-d’œuvre à bout de bras. Il fut accueilli comme un Père Noël, toute la tribu regroupée autour de lui, questionnant, touchant et caressant du doigt le magique instrument, balbutiant des questions idiotes, du style comment t’as fait ça, quand, pourquoi et c’est pour qui ? L’un ou l’une demanda même, c’est quoi ?

Ma mère resta tout bonnement perplexe devant tant d’ingéniosité. Elle regardait quand même avec forte suspicion l’objet musical, se demandant sans doute ce qu’il venait faire dans cette maison où seul l’utile avait droit de cité. Elle prit l’instrument, le retourna, l’examina, dit nom d’un chien que c’était lourd et le rendit à son créateur en demandant qu’il en joue. Peut-être même nourrissait-elle quelque espoir d’être accompagnée et se préparait-elle à chanter.

Le génial artisan tambourina énergiquement sa main d’expert menuisier sur les cordes qui rendirent un timbre métallique si discordant et tellement abominable que ma mère ordonna qu’il arrêtât sur le champ. Sans doute fort déçue, elle fit pendre aussitôt au mur l’original ustensile par la bandoulière dont mon frère avait pris soin de l’équiper. Ce fut tout. Le jugement était sans appel.

On admira un temps l’ornement singulier aux formes tellement arrondies sous son vernis acajou. Puis on l’oublia, son gros ventre réduit au silence se recouvrit des poussières du mépris général.

Mon frère passa à la fabrication de maisons et de monuments en allumettes, avec des fenêtres en papier brillant, de toutes les couleurs, vertes, orange, rouges et qu’on installa partout, sur la cheminée, sur les étagères, sur l’armoire, dans la chambre. La maison n’était plus qu’un grotesque musée en allumettes, d’autant plus qu’un deuxième frère s’était mis en devoir d’épouser la manie du menuisier. Ils rivalisaient alors d’imagination et y passaient leurs soirées sous la chandelle, avec des doubles décimètres, du carton, de la colle, des papiers et une lame de rasoir en guise de scie. Lorsque, leur délire de surenchère atteignant son paroxysme, ils entreprirent la reconstitution commune de la cathédrale de Chartres, les maîtres du gothique flamboyant durent pousser des cris d’effroi et d’outre tombe.

J’étais cependant tombé amoureux de la guimbarde proscrite et chaque fois que je le pouvais, je la décrochais de sa potence pour en faire grincer les cordes. J’appuyais comme un forcené sur les cases, jusqu’à la troisième. Au-delà, la pression réclamée était si puissante qu’aucun son digne de ce nom ne pouvait en être espéré et que mes pauvres doigts s’en tordaient de douleur.

J’appris les notes, une à une, pas encore les dièses et les bémols, mais les notes inaltérées. Comme tous les autodidactes, je commençai par massacrer jeux interdits, juste avant de tordre le cou au pénitencier. Toutes les heures de mes vacances y étaient consumées. J’avais l’énorme et lourd instrument sur les genoux, je suais sang et eau, besognant, recommençant, chantant, hurlant, m’égosillant. Je maîtrisais maintenant le mi mineur, tant romantique, si beau et si simple, et le la mineur. Je passai à l’apprentissage du Do, puis du mi et du ré. L’heure était venue de m’aventurer jusqu’au fa. Sur cet instrument de torture, je m’échinai quasiment un an pour lui donner une allure à peu près présentable.

La guitare était mon amie, mon âme soeur, la confidente de toutes mes mélancolies et secrètes pensées. J’en délaissais les livres, du moins à la maison. Ma mère me conjurait d’arrêter le massacre. Elle menaça plusieurs fois de passer l’instrument par les flammes de la cheminée. Je la menaçai moi-même d’incendier toute la maison si elle s’avisait de commettre un tel crime. Venant de moi, l’avertissement fut pris très au sérieux. Il nous fallut trouver un compromis acceptable ; je ne jouais qu’au dehors ou dans la grange sur des tas de bûches et même, s’il faisait froid, dans le toit du cochon qui semblait s’en distraire en battant la mesure de ses grandes oreilles poilues et en me regardant de ses gros yeux d’imbécile de cochon. Le goret fut mon premier auditeur.

Je maîtrisais maintenant une gamme d’accords assez complète pour m’essayer à mes propres chansons. Même si elles débutaient toutes par un mi mineur ou par un la mineur, ou même si leur structure musicale se réduisait à ces deux accords là, j’en étais fier. J’y mettais les paroles puériles d’une révolte déjà adulte. Je voulais toujours être un écrivain mais, en plus un chanteur de poésie.

Ma rencontre avec Brassens était dès lors inévitable. Elle eut pour moi valeur de révélation. Quelqu’un, un poète, interprétait sur une guitare le monde tel que je voulais qu’on l’interprétât. Il y avait là de quoi assouvir mes deux passions. Je me suis blotti sous l’aile protectrice de cet iconoclaste, je me suis senti beaucoup moins seul, et jamais plus n’en suis sorti.

J’y ai rencontré bien sûr quelques bons copains qui eux aussi étaient là pour chanter à la fois leur mal de vivre et leur plaisir du monde, comme si, sans jamais nous y être croisés, nous avions grandi à la tétine d’une même mamelle.

Aujourd’hui encore, il n’est pas de jour sans que je ne fasse vibrer sur ma guitare, une guitare si souple et si agile qu’elle ressemble à la première autant qu’une gazelle à un dinosaure, un des poèmes de l’oeuvre monumentale et toujours à découvrir, comme si elle suivait pas à pas les évolutions de ma pensée et de mes émois, comme si elle m’accompagnait dans l’inéluctable cheminement vers les ténèbres, m’offrant chaque fois, de ce cheminement et de ces émois, une lecture toujours remise au goût du cœur et des saisons.

Toi, le luthier d’une unique lubie, le bâtisseur de burlesques monuments, toi, mon frère, tu ne sauras jamais quelle indestructible cathédrale tu as élevée en moi ! T’écrire merci serait petit jusqu’à l’inconvenance.

Mais quand tu mourras, quand le croquemort t’emportera, qu’il ait au moins la bonté de te conduire à travers ciel, au père éternel ou ailleurs, là où tu voudras, en tous cas là où tu seras bien, mon frère disparu.

La mémoire et la terre



Sur le sable, sur la boue ou dans la neige, le marcheur laisse forcément l’empreinte d’un cheminement.

C’est son second voyage, celui de la mémoire.

Et moi, je suis un randonneur fatigué.

Alors, je me retourne. La longue sinuosité de mes pas se perd dans une nébuleuse, derrière des rideaux de forêts.

Je suis sorti de ces antiques futaies, tout là-bas. Comme d’une forêt hercynienne.

Devant, la plaine est vierge. J’ignore quels seront les dessins que mes souliers vont y inscrire.

Mais je sais bien où ils vont. Je sais bien le projet de mes pas. Je ne sais pas leur nombre. Je vais peut être ralentir et penser à ces traces de pas, tendre l’oreille pour écouter comment elles vivent leur vie de traces de pas.

Mais la plaine semble effrayante. Balayée par les vents, on dirait qu’elle s’enfonce dans la terre, là-bas, qu’elle veut l’étreindre, s’y confondre et s’y perdre.

Elle courbe l’échine, vaincue par l’horizon.

Le courage m’abandonne, je le sens bien. Je vais renoncer et remonter jusqu’aux forêts, derrière. Je vais marcher là où j’ai déjà marché pour arriver jusqu’à cette fatigue et jusqu’à cette peur.

Mais, volontaire, j’abîme le contour des pas anciens. Dans ce sens là, je ne sais pas marcher avec aisance et naturel. Aller jusqu’au bout de ce muet sentier, c’est trébucher à coup sûr. Tomber peut-être.

On ne descend pas de cheval pour se regarder monter.

Et il n’y a que fantômes au bord de ces signatures qui ricanent de ma vaine aventure à vouloir les faire vivre deux fois. Parce qu’ils sont des fantômes, ils ne comprennent pas que c’est moi qui veux vivre deux fois. Si j’avais su tout cela, si j’avais su la mélancolie de ce désespoir des étoiles, j’aurais tourné en rond. A un certain moment, forcément, je me serais revu, je me serais fait un signe de la main, je me serais salué, tout en continuant d’accomplir mon destin de marcheur vers cette échine, là où l’horizon et la terre s’embrassent.

Ces pas sont ma consternation. Ils n’ont rien résolu des fondements du voyage.

Il n’y a de salut que dans la relecture de ces épitaphes à la rencontre desquelles je m’efforce désespérément d’aller, pour occulter la plaine.

C’est une mémoire qui sert à oublier.

mercredi 17 janvier 2007

Bohémiens en voyage

Je publie un extrait du manuscrit " Le silence des chrysanthèmes" cinq fois refusé et... perdu par Zulma.
J'ai
évidemment abandonné.

L’instituteur disait que là il faisait chaud, que là il faisait froid, que là il pleuvait sans cesse, que là-bas il neigeait tout le temps et que là, mystérieusement, il ne faisait rien, ni chaud ni froid. C’était en vert sur la carte, juste à côté de la grande tache toute bleue, chez nous. Ça ne m’intéressait pas. Il suffisait de regarder par la fenêtre.

La baguette de noisetier faisait le tour du globe. A cet endroit précis, les hommes pêchaient et faisaient des bateaux, plus loin ils coupaient des forêts, encore plus haut ils élevaient des chevaux et des moutons, dans un coin, ils travaillaient sous la terre et faisaient fumer de grandes cheminées noires, dans l’autre ils restaient au soleil et faisaient pousser des vignes. Il décrivait aussi, toujours en les situant sur ses grandes cartes, des hommes en fourrure sur la glace ou alors presque tout nus dans une chaleur épouvantable. La baguette frappait enfin sur une grande tache jaune, de l’autre côté d’une auréole bleu foncé, et l’instituteur disait que là, il n’y avait rien, que du sable. Et la guerre, concluait-il, lugubre.

On eût dit qu’il était allé partout, même là où il n’y avait rien, que la guerre. La leçon s’achevait généralement sur ce sinistre néant sablonneux. Prenez vos cahiers de calcul, fini de badiner, retour à la dure réalité, combien coûte un truc que vous ne pourrez jamais vous payer ?

Penché sur une division à trois chiffres, je mettais des virgules au hasard et refaisais le voyage de la baguette, sur les sommets des montagnes, sur les fleuves et à travers les forêts. Il y avait là-bas des hommes et des enfants qui couraient sur la terre et qui s’éclairaient à la même bougie que nous. C’était si loin ! Comment avait-il fait pour y aller, lui, l’instituteur ? Quand j’en aurai fini avec le sabotage de cette accablante division, je le lui demanderai. Moi aussi, je voudrais voir les gens des antipodes.

Sans crier gare, comme surgis de la nuit, c’étaient eux cependant qui venaient jusques à nous. Au dernier tournant de notre chemin d’école, juste avant les premières maisons du bourg, là où la rivière s’attardait en un large plan d’eau, sur une petite place herbeuse et sous des grands peupliers, les roulottes bariolées campaient un beau matin d’hiver. Des feux de bois tout vert arraché aux buissons crachaient la fumée et des hommes en chapeau noir, le teint ridé et hâlé, accroupis, regardaient pesamment ces feux. Des foulards rouges étaient noués autour de leurs cous velus. Des enfants rieurs et en haillons batifolaient tout autour du campement et de grandes femmes en longues jupes de toutes les couleurs, comme les roulottes, aux cheveux de jais qui dégoulinaient le long de leur dos et des anneaux de cuivre pendant à leurs oreilles, tressaient des paniers d’osier. Des chevaux blancs tachetés de marron ou de noir broutaient à l’écart. C’étaient de petits chevaux comme on n’en voyait jamais dans les champs, agiles, avec des crinières épaisses. Parfois, un accord de guitare égrenait ses notes qui s’élevaient en volutes comme la fumée des feux, au-dessus de la horde, dans l’air immobile et frisquet du petit matin.

Nous arrêtions tout net, saisis d’effroi. Nous hésitions un moment en chuchotant nos peurs. De rutilants poignards pendaient à leurs ceintures de cuir. Nous passions devant eux en faisant un écart, en baissant la tête comme les vaincus sous les fourches caudines, puis nous nous retournions pour voir si personne ne nous emboîtait le pas. Nous nous mettions enfin à courir.

Ils nous avaient regardé passer de leurs yeux mornes et taciturnes, des yeux d’autre part, sans faire un geste, comme si nous eussions été des ombres. Au soir, nous empruntions un autre chemin, en suivant l’autre berge de la rivière. Nous rentrions par un long détour et annoncions en criant, en levant les bras au ciel et en courant que les bohémiens étaient là.

Ma mère commandait que les poules soient renfermées, que le verrou du toit à cochon soit tirė, que les saloirs soient portės dans la chambre et que les vélos soient entravés. J’ai vu un frère qui aimait tant sa bicyclette qu’il en dėmonta les roues afin qu’elles passassent la nuit au pied de son lit. Au souper, ma soeur racontait qu’une fois, un bohémien l’avait poursuivie en brandissant son grand couteau. C’ėtait tout. L’histoire s’arrêtait là et personne ne lui demandait comment elle s’ėtait sortie de ce bien mauvais pas. L’essentiel ėtait que ces gens-là couraient derrière les passants pour leur planter des poignards dans le dos. Un autre renchérissait qu’il les avait vu faire ça, au cirque.

Debout pour pouvoir remplir chaque assiette de poireaux fumants et de lard chaud, ma mère disait que les Romanichels avaient ėte chassés de chez eux, parce qu’ils étaient des voleurs. Où ça, chez eux ? C’est ce que j’aurais bien voulu savoir. On haussait les épaules, on faisait un grand geste circulaire, on ne savait point. Alors on disait ailleurs. Dans son éloquence indéfinie, ailleurs est un pays qui fait horriblement peur. La baguette de noisetier ne disait jamais ailleurs, mais ici, lă ou lă-bas. C’ėtait une baguette qui ne s’effrayait pas du monde.

J’épousais les angoisses du clan, un peu sceptique quand même. Les yeux noirs, humides et rêveurs des hommes aux foulards rouges ne ressemblaient pas à des yeux de voleurs et d’assassins. Chaque fin de mois, ma mère répétait que l’épicier ėtait un voleur. Ses yeux globuleux, bleus avec des arcades sourcilières capitonnées et des poils blonds comme ceux du cochon, n’étaient ni humides ni rêveurs. C’étaient des vrais yeux de voleur. Au dessert, fait de noix et de pommes, je demandai si l’épicier ėtait un Romanichel. Après tout, lui aussi vagabondait par les chemins avec son vieux camion, de village en village, pour voler les gens.

On ne vit pas tellement ce que je voulais dire. C’est une sale manie qui m’a poursuivi toute ma vie et que m’ont bien souvent reproché mes amis, que de penser à haute voix, sans énoncer mes cogitations en amont. Tous les visages se tournèrent vers sa majesté le sphinx d’où viendrait forcément la réponse à cette énigme. Ma mère prit bien le temps de finir sa noix et dit que l’épicier habitait là, dans une maison du bourg, il parlait comme nous et il ne mangeait pas des hérissons. Les Romanichels, eux, mangeaient des hérissons et ma mère tordait la bouche de dėgoût. D’accord, l’épicier ne faisait pas cuire des hérissons, mais il volait quand même les gens, avait-elle dit. Oui, il volait les gens avec son sucre et sa farine mais, comment dire cela sans dire de bêtises, vraiment ? J’ėtais quand même un enquiquineur et je confondais tout.

Disons que l’épicier avait le droit de voler les gens, voilà.

Un silence autoritaire ponctua l’énoncé de ce singulier postulat avant que ne suivent des éclaircissements plus rationnels. C’était pour ça qu’il était épicier et c’était De Gaulle qui lui avait donné la permission de voler. Elle n’était pas d’accord, mais elle n’y pouvait rien, enfin pas encore. C’était comme ça, la vie. Je ne connaissais pas la vie, un point c’est tout.

Je ne pouvais qu’acquiescer et je baissai le nez. Frères et soeurs relevèrent fièrement le menton devant cette science maternelle, seule capable de clouer mon bec de prétentieux avec ses curieuses questions. Je me contentai de cette obscure démonstration, remettant à plus tard d’en démêler les subtilités, jusqu’au fil d’Ariane qui devait certainement conduire à quelque vérité encore inaccessible à mon jeune âge.

Il faut pourtant longtemps, très longtemps, pour se débarrasser de la peur de l’Autre dont les autres, à qui on l’a transmise, vous font le dépositaire. C’est une souffrance qui perdure et qui, hélas, on ne le dira jamais assez, s’entretient, s’autoalimente de tout ce qu’elle trouve de non-Moi sur son passage et qui ne s’efface jamais totalement.

Tant que les bohémiens bivouaquaient et rêvassaient au bord de notre rivière, deux ou trois jours, rarement plus, les paysans comptaient chaque matin leur basse-cour et vérifiaient dans leurs grands seaux la traite de la veille. Systématiquement, en effet, une poule pondeuse manquait chez Pierre, un coq avait pris la clef des champs chez Paul, une fourche, des légumes, un pigeon, un lapin ou même un baquet d’avoine avaient disparu chez Jules ou chez Félicien. Les gendarmes constataient, reconstataient, se faisaient répéter le larcin, prenaient posément le café qu’on leur offrait en engloutissant un bout de brioche et désignaient les coupables. L’enquête était terminée. Le paysan pouvait sereinement faire son deuil des disparitions. Après tout ça, en vérifiant une dernière fois quand même que la porte de ce clapier avait bien été forcée et en s’attardant encore un peu sur le printemps qui ne venait pas vite, ils filaient à toute petite allure vers le campement.

La fumée agonisante d’un reste de feu, des écorces d’osier éparpillées, parfois un bout de cuir ou de foulard déchiré, des crottins de-ci de-là, des empreintes de chevaux non ferrés imprégnées sur l’humidité de la terre, témoignaient du passage des voyageurs.

Tout comme elle les avait conduits là, la nuit les avait engloutis. Je ne les ai jamais vu arriver, je ne les ai jamais vu partir, je ne les ai jamais vus sur les routes, je ne les ai jamais vus autre part que là, sur leur petite place herbeuse. Ils étaient du vent, de la brise, des ailleurs insaisissables. Je venais alors souvent m’asseoir sur les pas de ces énigmatiques frères humains de l’ombre et du silence, chercheurs d’ėtoiles et de route, migrateurs de l’espoir, chapardeurs désignés, aux yeux tellement humides.

Le garde-champêtre enfourchait son vélo et rejoignait diligemment les gendarmes. Alors, penchés sur le sol, ils tournaient en rond et furetaient tous ensemble, comme des chiens courants derrière le passage des loups. Si les gendarmes haussaient les épaules, le garde-champêtre haussait les épaules, s’ils juraient, il jurait, s’ils ramassaient un bout de guenille, il en cherchait un, s’ils donnaient un coup de pied dans les cendres fumantes, comme s’il pouvait y avoir là-dessous un os de poulet qu’ils auraient pu brandir comme pièce à conviction, il démolissait lui aussi un feu mourant d’un véhément coup de sabot, s’ils soulevaient le képi pour se gratter la tête, il levait sa casquette et flattait son crâne luisant.

Puis la petite meute abandonnait ses investigations. Si l’estafette prenait la grande route de Poitiers, vers Couhé- Vérac, le vélo du garde-champêtre prenait celle du bistrot. En se frottant les mains, il racontait qu’il n’y avait pas cinq minutes, il était avec les gendarmes de Couhé, comme s’il en connaissait d’autres qui fussent d’ailleurs. Au premier verre, ils avaient fouillé les restes du campement des nomades, au deuxième ils avaient trouvé une peau de lapin, au troisième ils avaient toujours trouvé une peau de lapin mais aussi un manche de fourche, au quatrième ils s’étaient lancés à leur poursuite, à la fin de la bouteille, les bohémiens étaient en prison. Après, il ne savait plus, le garde-champêtre, et comme tous ceux qui étaient là faisaient les insolents et se tordaient de rire en se tapant fort sur les cuisses, il envoyait aux cinq cent diables les gendarmes, les bohémiens et tous ces cons de paysans avec leurs poules et leurs lapins.

Je ne comprenais pas pourquoi ces vaillants pisteurs avec leur auto ne se lançaient effectivement pas à la poursuite des fuyards en roulottes. Peut-être les petits chevaux blancs avec des taches marron et noires avaient-ils aussi des ailes. J’hasardai la question. Cette fois-ci la réponse fut limpide, sans équivoque. Les gendarmes étaient des fainéants et surtout ils avaient bien trop peur de recevoir un coup de couteau dans leur grosse bedaine. Mes apaches accédaient au rang des demis-dieux.

Un été de grandes vacances, deux ėnormes canards eurent alors la bien mauvaise idée de disparaître de l’opulente basse-cour d’une des plus grandes fermes du village. Pourtant la fermière, matrone moustachue, était formelle : les canards étaient là au lever du jour, ils avaient disparu dans la journée. La maréchaussée se dandina pesamment d’une jambe sur l’autre, fronça ses sourcils en halliers, prise au dėpourvu, fortement contrariée et maugréant qu’elle avait des choses plus conséquentes et plus urgentes à régler. Le garde-champêtre ne s’en mêla pas. De hautes herbes folles envahissaient le bivouac habituel des nomades, plus de rivière, point de crottins, point d’empreintes de chevaux ailės, point de cendres chaudes. Ces canards empoisonnaient vraiment la vie de tout le monde, qui se faisaient voler sans qu’il n’y ait de voleurs dans les environs.

Les regards se croisaient, allumés par des sous-entendus matois. La zizanie couvait. Les gendarmes ne se firent pas répéter la grosseur des palmipèdes et ils ne prirent même pas le temps d’avaler un cafė. Ils filèrent à toute allure classer cette étrange indélicatesse aux affaires non élucidées. Le village murmura. Peut-être même que le prétendu volé avait lui-même escamoté ses foutus canards. On ne s’embarrassa pas l’esprit à trouver un motif à une aussi fantasque plaisanterie.

Ils étaient loin, très loin, les baladins flâneurs. Leurs roulottes cahotaient au rythme des sabots de leurs tout petits chevaux, sur des chemins enveloppés par la nuit bleue. Un rayon de lune accroché à leurs ceintures jouait sur le fil de leurs couteaux et leurs yeux rivés aux yeux du firmament promenaient leurs songes chimériques, bâtisseurs d’horizon.

Il me semblait leur avoir rendu un peu de leur dignité et les goupils de la clairière du bois des merisiers ont dû, dans la pénombre blafarde de cette nuit-là, croire un moment qu’ils venaient de décrocher la lune.

mardi 16 janvier 2007

Présentation sommaire

Ma mère dit que je suis né un 10 décembre. Mes papiers ne sont pas d’accord. Eux, ils disent le 9….

Première contradiction, première entorse aux grandes mathématiques de la vie. Ça n’a jamais cessè.

Mais nous sommes d’accord sur l’année, c’est essentiel.

J’ai été enfant, adolescent, jeune, étudiant en sociologie, Durkheim m’a saoulé, Comte fait vomir et les lois du déterminisme fait fuir, vagabond, chômeur, correcteur, vendeur de prises de vue aériennes, guitariste, chanteur, forestier, fonctionnaire territorial chargé de communication. De là, je suis parti avant l’heure de la sortie et me suis exilé en Pologne de l’est où je réside maintenant, sur la frontière Biélorusse.

Auteur de « Brassens, poète érudit » paru chez Arthémus en 2001 et 2003 pour la 2ème édition.

Auteur également de nombreux manuscrits dont personne ne veut vraiment, allez savoir pourquoi mais nous en reparlerons , et qui s’entassent dans mes tiroirs.

Ami très proche pendant des années de l’écrivain rochelais Denis Montebello. Je le signale parce que c’est encore un ami et que c’est bien que vous sachiez que j’ai quand même quelques amis.

Je donne des petits concerts en Pologne sur le répertoire de Brassens et des discussions sur la poésie du chanteur et sur les poĕtes par lui mis en musique, Hugo, Villon etc.

J’ai créé ce blog le 16 janvier 2007…Quand j’en maîtriserai la technique, je dirai ce que je voudrais que nous en fassions dans un esthètique militant au service de la musique et de l’ècrit...Je voudrais qu'il soit interactif, y publier des textes, des photos par vous commentées...C'est encore un peu flou, mais ça viendra.

Salut