mardi 13 mars 2007

La toponymie médiatrice


Je me souviens d’un différend ayant opposé fermement deux hommes qui se prétendaient chacun propriétaire d’une même parcelle de terrain et qui eût trouvé son aboutissement devant les flasques bajoues d’un juge de tribunal d’instance endormi si, chaussant leurs bottes et ayant empoché les photocopies du cadastre, les deux protagonistes ne s’étaient rencontrés sur le terrain et ne s’étaient alors l’un et l’autre piqués subitement de toponymie.
C’était en région saintongeaise.
La parcelle était longue de deux cent cinquante mètres au moins et large de six mètres seulement. Elle était située à l’orée d’une petite forêt de chênes.
Pour l’un, elle constituait l'extrémité des prairies qui vallonnaient jusque là depuis la rivière en contrebas, pour l’autre elle était au contraire la fin des bois, la lisière, qu’il se proposait d’ailleurs de couper pour sa provision de chauffage.
Il y avait là de beaux fûts de chênes noirs.
On était en novembre et le vent de l’ouest se balançait doucement dans les feuilles bigarrées. Une à une, elles venaient se poser sur les chemins fangeux, doucement, délicatement, comme pour ne pas y mourir trop brutalement.
Les deux hommes possédaient des actes en bonne et due forme et arpentant , mesurant, multipliant par l’échelle du plan cadastral, ils tombaient invariablement sur la même bande de terre, trois mètres de pré, trois mètres de chênaie.
Ils en juraient tous leurs saints dieux.
L’un tenait cette parcelle de son père qui la tenait de son grand-père maternel qui la tenait lui-même d’une dame Dupont née Durand et de…
Les noms changeaient, on se perdait dans la généalogie.
L’autre prétendait aux mêmes héritages, sauf que, léger avantage, le grand-père était paternel et que donc le patronyme voyageait beaucoup plus loin dans le temps.
Erreur de bornage, de cadastre, de successions, d’inscriptions ? Ce bout de terrain était à l’un et à l’autre, moitié pacage, moitié taillis et il faudrait bien finir par en appeler au jugement public.
On se désolait de part et d’autre de la longueur de la procédure et surtout des frais.
On se lorgnait alors, on se toisait, on se jetait des regards torves car lesdits frais, on le savait trop bien, seraient réclamés au perdant.
Etait-ce bien raisonnable ?

L’un dit qu’il avait entendu son grand-père nommer l’endroit le Bois des Essarts.
L’autre contesta. Chez lui, on appelait ce terrain Les Renfermis.
On s’agrippa, on s’énerva. On se traita de menteur et de voleur et, la fantaisie de faire les érudits ne les eût-elle pris, qu’on en serait sans doute venus aux mains…
Les Renfermis, rin de tout ça dans la mémoire de notre famille !
Les Essarts, que ça veut dire quoi Les Essarts, pour dire un bois ?
Une prairie !
Non. Un bois !
Les Essarts, ignorant que tu es, ça veut dire un endroit qui a été défriché.
Les Renfermis, ignorant toi-même, ça veut dire un champ entouré de bois, naturellement clos, tellement qu’on peut y mettre les bêtes à paître sans surveillance.
Les lourds dictionnaires ayant été consultés derechef au détriment des minces actes notariés, on en vint à dire que l’endroit avait été travaillé jadis par deux ancêtres peu scrupuleux, l’un ayant fait reculer le Bois des Essarts et l’autre, au contraire, l’ayant laissé gagner sur Les Renfermis.
La bande de ce minuscule coin de la planète appartenait bel et bien aux deux compères.
On calcula des heures et des heures, on griffonna, on ratura, on se prit presque par le colbach avant d’arriver à un certain litrage de lait à fournir à l’année en échange d’un cubage pour prix équivalent de bois de chauffage.
Ce après quoi, on trinqua abondamment à la santé des dictionnaires et, se tapant fort sur les cuisses, on dit que nom de dieu, on avait bien fait de ne pas s’aller fourrer entre les pattes des chats fourrés !