mardi 27 février 2007

Souvenir de concert


-Il est bon de se souvenir de concert-
D.Le Saout


C’était en Pologne.
Ils disaient qu’on était au printemps.
« Wieshna », si mes souvenirs sont bons.
On aimait les profs de français, toutes joliment dégarnies des chevilles jusque bien plus haut.
Toutes, un excellent niveau de français…
Le christianisme à 95% admet la mini-jupe si elle est bleu marine et plissée.
On leur disait, de collège en collège, d’un air le plus entendu possible : « Wiehna ? »
Elles répondaient invariablement, les yeux brillants de tant de promesses : « Tak tak ! »
« Oui oui ! » s’empressait notre interprète-chauffeur-ingénieur du son-garde du corps jaloux.
Elles étaient contentes de tant de communication, et nous, on rêvait de cette double onomatopée en les suivant au talon, tête baissée.
Ce jour-là, quelle effervescence dans ce collège du far-est !
Un sous-chef diligent, moustachu et sûr de sa cause, menait les affaires rondement.
Nous étions plus qu’attendus : tapis rouge de confusion, courbettes et bouches en coeur à l’ouvrage.
Ce couloir était à notre grande joie, interminable : nous nous bousculions tous les quatre (on avait les guitares) pour suivre notre « Nathalie ».
Nous croisions des profs bienveillants, des pions flattés, des balayeuses admiratives, des adolescent(e)s en émoi, des inspecteurs entièrement d’accord.
Je pensais, trac aidant, à ces gladiateurs acclamés dans les couloirs obscurs et suitants, titubant vers ce trou aveuglant de lumière, cette arène grondante d’impatience où morituri te salutant.
Ce fut pire.

Il faut connaître le fabricant de cerf-volants avec le drapeau tricolore, le remord de la légion d’honneur, le tapeur de cul par terre, l’arborant de toupet, le lanceur de patte aux culs terreux, l’éternel moins de quatre, qui m’accompagnait pour comprendre la surprise, la stupeur de se retrouver sous la lumière crue d’un gymnase bondé qui applaudit à tout rompre ces deux écornifleurs de mots si savamment ficelés par leur maître Georges.

Il faut s’imaginer nos deux potes impressionnés devant un immense rideau rouge où brillait par son manque de sens une phrase en polonais signée Jean Giono, tandis qu’au comble de l’horreur, de son bel accent de demoiselle d’Avignon, Mireille Mathieu coassait la Marseillaise aux oreilles de quelque six cents personnes, debout, les métacarpes douloureusement maintenues dépliées.
J’entendis mon troubadour en jean murmurer : « Dominique, dis-moi que c’est pas vrai. »
Je m’entendis répondre : « Chut ! Tiens-toi droit, et sors la poitrine ! »
Habitués à un garde-à-vous de toute autre nature, nous sûmes maintenir la position.
Lorsque le sang impurr eut abrreuvé nos microsillons, nous entonnâmes sur une jambe :
« Comme de la patrie, je ne mérite guère, »
« J’ai pas la croix d’honneur, j’ai pas la croix de guerre »

Dans le tombeau ouvert qui nous servait de taxi,sur la route du retour défoncée par les neiges d’antan, on pissait de rire.

Dominique Le Saout

Nota bene : La phrase de Giono disait, mais c'était pas évident : " Tous les pays, comme les gens, ont de la noblesse quand on développe avec eux des rapports amicaux."

mercredi 21 février 2007

Les années 60, la fin du néolithique


Un extrait du manuscrit, "Le silence des chrysanthèmes", relégué au fond de mes tiroirs...


L’univers léthargique et vivrier des campagnes commençait cependant de chanceler dangereusement sur ses bases. Inéluctablement, la carapace qui le tenait au chaud et le protégeait des intrusions se lézardait. Le vase clos se fissurait, laissant filtrer les bruits de la ville, ses frasques et ses conforts.
Peu à peu, le rideau se levait sur le monde et les lueurs d’une lointaine étoile, inconnue, arrivaient pas à pas jusques dans nos villages et nos hameaux. Le progrès, c’était comme cela qu’elle s’appelait cette étoile et elle signifiait tellement de choses, vagues ou précises, qu’on l’employait à tout bout de champ. Son nom était sur toutes les lèvres. Pour toutes choses insolites on désignait cette étoile, on disait en bombant le torse ou bien en haussant dédaigneusement les épaules, que c’était le progrès.
Les hommes s’en réjouissaient ou s’en affligeaient, selon qu’ils sachent orienter cette lumière nouvelle pour qu’elle éclairât leur chemin ou selon qu’ils pressentissent qu’elle allait les plonger dans l’ombre. En tous cas, qu’on l’accueille les bras ouverts ou en courbant l’échine, tout le monde était d’accord pour dire qu’on n’y pouvait plus rien.
La fatalité frappait à nos portes.

Les premiers acteurs à qui l’on a signifié la fin de la représentation furent bien les chevaux. On cessa peu à peu de leur passer brides, sous-ventrières et colliers et tout ce bel harnachement de cuir resta suspendu au clou d’une écurie, en proie aux poussières et aux tissages des araignées. On diminua les rations d’avoine, on ne sortit plus le cheval qu’une ou deux fois l’an, pour chausser la vigne ou ramasser par les sentiers limoneux les stères de bûches. Bientôt, on arracha la vigne et on acheta le vin. On abandonna la hache et on acheta du fuel.
Alors, un clair matin, un gros boucher, débonnaire et couperosé, en vint à reculer sa bétaillère jusqu’à la porte de l’écurie.
Au bout du sillon, pour les fiers travailleurs des champs, le rideau était définitivement tombé. Un à un, ils avaient rendez-vous avec les couteaux d’un abattoir.

Sur la plaine, les tracteurs se mirent à ramper. Leur puissance éventrait autant de terre en une petite journée que les chevaux en une longue semaine. Le paysan trouva enfin le temps de se vanter de son ouvrage, d’acclamer la nouvelle étoile et de maudire son hier où il s’était cassé les reins à marcher à côté de la charrue. Maintenant, il labourait assis et beaucoup plus profondément.
Il advint alors qu’il n’eut plus assez de champs pour sillonner toute la saison et comme il n’était pas né pour se tourner les pouces, il acheta, il acheta encore, il acheta avec frénésie et, au bout de son raisonnement débridé, considéra que tout ce qui n’était pas un champ pour que son tracteur y fume et y gronde, était inutile et encombrant. Il entreprit ainsi d’arracher non seulement les vignes mais encore des halliers, des haies, des buissons, des bois.
La plaine ne cessa de reculer ses frontières.

Tapis dans la chaleur de bureaux moquettés, des hommes, tout aussi nouveaux que la lumière de la nouvelle étoile, comptaient des sous. Ils étaient des hommes qui savaient faire des opérations longues comme un jour sans pain, capables de mettre dans un tiroir une pièce de vingt sous avec une pièce de cent sous pour qu’elles copulent sereinement, de rouvrir le tiroir et d’en exhiber le fruit de leurs savantes manipulations génétiques, un gros billet de mille.
Larves jusqu’alors ignorées, la nouvelle lumière les avait fait éclore, des ailes d’insectes leur étaient poussées, ils avaient pris leur essor et ils ne s’étaient plus arrêtés de voler, toujours plus haut, toujours plus effrontément.
Au début, ils allaient et venaient de par les fermes, bonasses, affables, une sacoche de cuir noir sous le bras et ils traversaient les cours boueuses, entre le tas de fumier et la fosse à betteraves, en sautillant sur la pointe des pieds pour ne pas maculer le vernis de leurs belles chaussures pointues, mais toujours souriants, distribuant à l’envi des bonjours madame et des bonjours monsieur suaves comme du miel d’acacia et convenant généralement que c’était un sale temps.
Ils avaient dû apprendre ça à l’école que ça faisait toujours plaisir aux gens de leur dire qu’il faisait un sale temps.
Puis ils en eurent marre de dire des bonjours comme ça et de salir leurs chaussures. Alors, ils invitèrent le paysan à venir les voir. C’était mieux pour faire des opérations, sur un bureau avec des lampes et des sous-mains, plutôt que sur un coin de table avec des miettes, des pots de pâté ouverts et des taches de gros rouge.
On ne les vit plus.
Ils envoyaient des chiffres par le facteur, lequel facteur était maintenant en mobylette. Le roi n’était plus son cousin, à celui-là. On eût dit qu’il ne voulait plus être un bon facteur moustachu qui aimait bien, par les chemins et par les bois, apporter des bonnes nouvelles, mais un gars qui se plaisait à venir emmerder les autres avec des grandes enveloppes tamponnées. Il n’avait même plus le temps de casser la croûte chez les gens, le facteur. L’odeur de l’essence lui était sans doute montée à la tête.
Désormais, si le paysan voulait causer avec une larve devenue insecte rogue, il n’avait qu’à prendre son habit du dimanche et l'autobus pour venir sonner aux portes de la ruche. Si l’autre n’était pas trop occupé à faire s’accoupler des billets et des pièces, il pouvait entrer, en faisant tourner sa casquette dans sa main, en s’excusant parce que la cendre du mégot avait atterri sur le tapis et muet, tout petit devant les tableaux aux murs, les dossiers en carton alignés dans les armoires et le gros téléphone qui n’arrêtait pas de s’agiter.
Il ressortait de ce guêpier, soit la tête baissée, n’ayant plus un maigre champ où faire pousser sa luzerne, soit le port altier et un orgueilleux sifflement au coin des lèvres, de nouvelles parcelles étant venues grossir l’espace où il pourrait faire vrombir son tracteur tout neuf.

Il y en eut en effet pour qui la lumière était arrivée alors qu’ils étaient à peine levés. Ils l’avaient donc bien regardée dans les yeux, l’avaient saluée, avaient vu d’où elle venait et où il fallait aller pour ne pas la perdre de vue.
Mais il y en eut d’autres pour qui l’heure d’aller se coucher avait quasiment sonné quand leur parvint ce nouvel éclairage, alors ils ne trouvèrent pas l’énergie nécessaire pour capter son rayonnement. Ils s’en moquaient, à vrai dire. Ils essayèrent pourtant, avec les mêmes difficultés qu’eurent sans doute les cochers de diligence à passer chauffeurs de taxi, à cheval sur deux époques, aux prises avec deux raisonnements contradictoires.

Ainsi fut notre plus proche voisin, celui qui répondait au glorieux prénom de Louis, mais sans numéro de dynastie, si ce n’est celui des cons crucifiés sur l’autel des exigences nouvelles. Il avait pourtant eu de beaux et de robustes chevaux, dont il avait été très fier et sans doute fut-il un des derniers à être contraint de se convertir.
Il lui avait alors pris fantaisie d’acheter un tracteur avec l’argent des deux chevaux, justement, embarqués dans la bétaillère, augmenté d’un bien gentil petit coup de pouce du monsieur qui était venu sur la pointe des pieds en souriant qu’il faisait mauvais temps.
Le tracteur flamboyait tout rouge, un tracteur allemand avec un grand nez arrondi et deux phares globuleux au bout de deux longues tiges courbées comme des antennes, qu’on eût dit un grotesque grillon.
Louis ne décolérait pas que son nouveau cheval à gasoil fût allemand, lui que les Fridolins avaient fait prisonnier pendant cinq ans et qui avait maintenant des aigreurs d’estomac tellement qu’il avait mal mangé là-bas, une vingtaine d’années auparavant. Des racines, qu’il disait qu’il avait mangées et il avait bu l’eau croupie des ornières.
Il se plaignait surtout du massacre de son anatomie à la fin d’une barrique, quand le vin était devenu un peu aigrelet. A cause de ces salauds de Boches, il finirait par être obligé de ne plus en boire, de son vin.
A moins de passer à deux litres par jour, progressivement, au lieu de quatre.
Il espérait, devant nous les enfants, qu’il n’y aurait plus jamais de guerre.
C’était une saloperie, la guerre.
Au moins, cet estomac rebelle lui inspirait-il de généreuses pensées humanistes.

lundi 19 février 2007

Etrange

Le mythe du voyageur fou n'est-il pas mort ?

Il fait froid, c'est l'hiver et il neige et il gèle la nuit jusqu'à moins vingt parfois. Personne ne s'en émeut. Nous sommes en climat continental, n'est-ce-pas, et en hiver aussi.

Sur un chemin gelé que la solitude et le silence rendent plus froid encore, au blizzard exposé, à l'écart de la route, la seule, qui relie Varsovie à Moscou, sur un chemin qui par la forêt pétrifiée descend sur un hameau endimanché d'un sommeil tout blanc, il était là, sans voix, ses pieds noircis gelés et son manteau troué qui pendait, qui pendait sur sa chaussure en toile...

Il eût pu être mon fils. Jeune. Une absence terrifiante dans le regard tout bleu. Quelque part dans sa poche un papier avait dit à ceux qui le trouvèrent trébuchant sur la neige et la tête baissée, qu'il était un Français.

Non, je ne sais d'où je viens, a t-il murmuré en tremblant ses lèvres éclatées jusqu'à mon oreille.
je ne sais où je vais
je ne sais où je suis.
Langage pur venu d'un pays trop lointain.Le mien.
Le bout des doigts était gelé aussi. Cet homme avait marché, marché longtemps et serré dans ses bras la solitude éperdue des nuits aux étoiles glacées.
Une larme ? Dans ses yeux ? Non. Dans les miens. Son oeil avait trop froid pour laisser couler une souffrance.
Cet homme n'avait plus peur.
Un étranger de mon pays qu'une étrange et silencieuse tempête avait échoué sur un chemin gelé...

Et ma main tendue, qui tremblait, qu'il n'a pas vue.

vendredi 16 février 2007

Poème de Dominique pour ses gamins de CM

Le Meilleur Ami de l'Homme

Le meilleur ami de l’homme, ce n’est pas le chien.
C’est l’arbre. L’arbre, mûr, sûr, pur et dur stoïcien.
Il veille sans mot dire, brave éléphant-mémoire
Sur le cours des amours, sur le cours de l’histoire
De ces couvées d’humains qu’il perçoit comme il peut,
Qui font tant de bruits, de gestes, pour rien. Ou si peu.
Il les voit naître, grandir, ombrage leurs petits,
Salue les anciens, si lents, et si vite partis.
En automne, il s’endort, mais reste bien vivant,
Et lorsqu’il respire, nous soupirons : « Quel vent ! »
Je sais qu’ils sont coquets, décorés par nos fêtes,
Je sais qu’ils se paient, les jours de marché, nos têtes.
Chaque feuille s’imprime des secrets d’un de nous
Et puis, une fois l’an, ils suppriment, oublient tout,
Pleurent nos souvenirs ou les confient tout bas
Aux vieilles hirondelles…qui ne reviendront pas.
Et voici le printemps : Nouvelle chance pour chacun !
Le meilleur ami de l’homme, ce n’est pas le chien.

vendredi 9 février 2007

Petites anecdotes de concerts - 2 -

Entre Sète et Montpellier

Je jouais un soir pour une association « De l’Aunis à l’Oural », et deux jeunes guitaristes russes, étudiants de l’université de Moscou, participaient également au spectacle. Ils avaient joué du rock et aussi des chants traditionnels russes.
Ils avaient une voix superbe.
Je les avais invités à participer à mon répertoire et je les avais accompagnés sur « Dans l’eau de la claire fontaine.»
Un moment inoubliable.
Si ce n’est avant le concert, une discussion sur la Tchétchénie, que j’avais eu la maladresse de provoquer, et qui m’avait fait froid dans le dos. Tout musiciens que nous fussions, nous ne voyons pas exactement les choses de la même façon, c’est le moins qu’on puisse dire.
Bref, là n’est pas, aussi grave soit-il, mon propos.

J’avais évidemment parlé de Brassens, de son oeuvre, de sa vie, de Sète.
A l’entracte, c’est un gros gars qui est venu me trouver, un géant impressionnant, la moustache généreuse retombant en halliers sur ses lèvres sanguines. Nous sirotions du vin chaud. Il me surpassait d’au moins deux têtes et je devais me tordre le cou et relever la mienne pour n'apercevoir, finalement, qu'une pomme d'Adam.

- Ah, c’est bien ! Bravo ! Je voulais vous féliciter…Et de sa main large comme une enclume, il me rudoyait amicalement l’épaule.
- Mais vous vous êtes trompé, pour Sète, poursuivit-il, goguenard.
- Ah ? C’est possible…

Je revenais justement de Sète où j’avais été invité pour le vingtième anniversaire de la mort du Poète et peut-être avais-je commis une erreur de date ou de lieu en y faisant allusion.
Le gros gars benêt, là, devant moi, avait l’air sûr de son fait et quoi qu’il fût d’aspect débonnaire, ses mensurations étaient de nature à refroidir toutes velléités de controverse.

- Oui, déclara t-il, Brassens était de Montpellier.
J’étais amusé par ce gros bonhomme et sa non moins grosse erreur.
Je lui souris.
- Ah, non, Brassens est né à Sète.
-Non, non, j’vous dis. Je suis chauffeur routier. Alors, vous savez, du pays, j’en vois et quand je passe à Montpellier, je m’arrête toujours sur sa tombe. Parce que Brassens, c’est pour moi, etc.…etc.

Je me suis dit que ce Monsieur, dans son rude métier, devait souvent se tromper de route… ou de client. Voire, dans le privé, de tombe ou d’enterrement.
C’était avant la vulgarisation du GPS, c’est vrai, mais quand même.


…Et pour une escalope

Là, c’était pas un concert. C’était à Lorient. Une signature dans une librairie. C’était en mai et il faisait vraiment chaud. Patrick, l’éditeur, suait sous son indéfectible et noir chapeau et nous faisions de régulières escapades en face, à la terrasse d’un grand bistrot, pour nous y mouiller généreusement les amygdales.
J’étais derrière ma table et je me languissais. Des gens venaient, discutaient, palpaient le livre.
J’en avais tout de même signé une dizaine dans l’après-midi.
J’allais donc plier les gaules quand une petite femme aux allures pressées, qui allait passer son chemin et filer vers un autre destin, entraînant par la main une fillette, s’arrêta tout net devant ma table en poussant un petit cri de franche surprise :

- Ah, Brassens !
- Eh oui…

Elle prit le livre, parcourut la quatrième, revint à la couverture, fit la moue et déclara :

- J’ n’aime pas Brassens….
J’étais déçu. Cette petite bonne femme alerte m’était en effet soudainement sympathique.

- Ça arrive, dis-je comme un corniaud.
- Enfin, c’est pas que j’n’aime pas. C’est que je comprends pas tout. Voilà.
- Ça arrive, m’entendis-je récidiver comme un triple idiot.
- Mais vous savez quoi ?
- Ben non…
- Je vais vous en acheter deux…
Je ne comprenais pas. Retrouvant un semblant d’esprit, je m’interposai tout sourire :
- Il ne faut pas acheter des livres qu’on…. Qu’on n’aime pas.
Il faisait vraiment trop chaud ou alors nous avions trop forcé sur les demis. J‘avais failli dire « qu’on ne comprend pas ».
- Oui, mais mon mari est un vrai mufle, un phallo qui ne fait rien à la maison, pas un plat, pas un coup de balai, n’étend jamais le linge, ne fait strictement rien des choses ménagères…Rien.

J’étais évidemment sidéré de tant de confidences intimes, spontanées et hors sujet et j’attendais la chute avec effroi.
La petite femme s’excitait. Elle poursuivit :
- Il ne fait que les courses chez le boucher. C’est tout. Et vous savez pourquoi ?
- Ma foi, non.
Elle sembla s’agacer de tant d’ignorance de la part d’un écrivain.

- Eh ben, mon mari il adore Brassens. Et le boucher aussi, et quand ils sont tous les deux, ils en profitent, ils passent des temps infinis à parler de Brassens.
- Ah, c’est curieux, aggravai-je mon cas.
- C’est comme ça. Alors, vous allez m’en signer deux et je vais leur offrir. Ça, ça va leur faire vraiment plaisir…
Je m’appliquai à deux belles dédicaces, une pour Jules et une pour Félicien, remerciant in petto ce boucher poète et ce pendard de mari phallocrate.

Brave dame ! Je la revois encore, tout excitée et tellement authentique !
Au dîner, je conseillais à Patrick de varier un peu et d’organiser parfois des signatures dans les boucheries-charcuteries.
Il se trouve qu’il s’y trouve aussi des gens férus de poésie.

jeudi 8 février 2007

Petites anecdotes de concerts - 1 -

Le public d’un interprète de Brassens est toujours un copain et un complice. Un clin d’œil. On est là dans un cercle d’amis. On a été convoqués, par des affiches ou des entrefilets dans les journaux, voire par les murmures du bouche à oreilles, à venir célébrer un autre ami commun, disparu.
Mais que l’on va faire revivre un soir par la magie du verbe et de la guitare.
Chacun vient donc avec son lot de souvenirs, avec son mot à dire, comment, quand, pourquoi, il a découvert et écouté Brassens. Alors, autour d’un verre c’est toujours un plaisir, le projecteur éteint, les cahiers de partitions rangés, les divers petits accessoires pliés et les guitares soigneusement remisées dans leur housse, d’échanger quelques mots avec ces gens venus vous applaudir, vous bien sûr, mais surtout Brassens.
Jouer Brassens sur scène commande que l’on soit d’abord modeste. Ne jamais perdre de vue la silhouette du Poète qui vous a prêté ses mots et que ce sont ces mots-là que le public est venu entendre.
Alors évidemment, il y a quelques anecdotes. Quelques-unes d’entre elles, vécues avec Dominique ou bien seul, parfois cruelles, le plus souvent amusantes, me sont revenues en mémoire à l’heure où je me prépare, ici en Pologne, à donner cinq concerts dans cinq villes différentes, devant un autre public, francophone celui-là et pour qui la verve de Brassens est inscrite dans une langue apprise et non lapée au berceau.
Une expérience plus difficile. Mais passionnante.



Déçu mais content

Nous avions pris, avec Dominique, le parti d’éviter les grands standards qui, en dépit de leur valeur intrinsèque que nous ne contestons pas, nous semblaient ennuyeux à jouer. Un peu trop rabâchés pour tout dire. Ainsi la Brave margot, l’Auvergnat, les Bancs publics, Marinette et autres Copains d’abord n’étaient-ils jamais inscrits à notre répertoire. Nous recherchions l’interprétation de textes moins connus.
Cela amenait parfois des déceptions.

Un soir, donc, un brave monsieur, bien mis et d’un âge certain, s‘est approché de moi alors que j’étais encore en train de plier mes fils :

- Vous ne jouez pas l’Auvergnat ? J’adore l’Auvergnat.
- Non, nous ne la jouons pas. Mais c’est une belle chanson, c’est vrai.
- Et Brave Margot…Ah, Brave Margot, j’aurais bien voulu l’entendre, Brave Margot…
- C’est sûr, elle est bien.
- Franchement, je m’attendais aussi à entendre les Bancs publics. C’est une chanson qui a fait scandale à l’époque, vous savez. Du grand Brassens. J’avais vingt ans, alors, vous pensez si c‘est une chanson qui nous a marqués, nous les jeunes.
- C’est vrai, mais voyez-vous, on peut pas tout jouer en une soirée. Il y en a cent quatre vingt deux.
- Cent quatre vingt deux ! Ah, fant’putain, en effet ! Mais quand même, les plus connues, c’est beau et ça fait plaisir. Et les Copains d’abord ? Vous jouez pas les copains d’abord non plus ?

J’étais agacé. Faut dire que je suis toujours agacé quand il faut plier des fils. Dominique, lui, il est plus calme. Il lambine, il prend son temps. On dirait qu’i fait son lit. Il enroule, il range bien ses cahiers dans un sac, sac que j’avais baptisé « western » parce que c’était un joli vieux sac de cuir jaune un peu râpé, avec des lanières partout. Souvent aussi il volait à mon secours pour rabattre mon pupitre métallique dont j’étais en train de torturer les organes dans tous les sens sans trouver la solution du labyrinthe.

- A ce que je vois, vous avez dû vous faire chier pendant une heure et demie, ai-je dit un peu brusquement au Monsieur.
- Ah, non alors ! Pas du tout. C’était magnifique…. Vraiment. Je croyais connaître Brassens, mais là, je suis surpris.
Puis, après une petite pause :
- Vous voulez boire un coup ?

Et pendant que nous prenions notre bière, les coudes serrés dans la cohue, il me dit, pensif, un peu mélancolique même :
- Ouais. J’croyais mieux connaître. J’crois que je vais m’acheter des disques.

J’ai su alors que le spectacle lui avait bien plu.

Scandale sur un titre

C’était dans une auberge perdue au milieu des prairies et des marais et c’était l’hiver. En février je crois. Nous faisions un week-end performance : Vendredi soir, samedi soir et dimanche après-midi. Nous en sortions fourbus.
Comme j’ai aimé ces concerts. ! Nous sommes venus deux années de suite. Pendant que les gens arrivaient, s’installaient en discutant dans la petite salle, Dominique et moi allions prendre l’air, parlions de choses et d’autres et les brouillards gelés alentour s’accrochaient aux prairies. Dominique rêvassait le nez dans des étoiles transies et les mains bien au chaud dans ses poches. Dominique pose toujours un regard interrogateur, métaphysique sur ces intelligences lumineuses, là-haut qui le fascinent.

Puis nous entrions. Les vitres ruisselaient de buée. Nous serrions des mains et nous nous préparions à jouer. On nous montrait du doigt ou du menton.

Ce soir-là, un petit gars un peu bedonnant, la mine poupine et le cheveu bien cranté, est venu nous saluer et nous présenter sa jolie petite femme. Il devait l’aimer, sa femme, parce que tout de suite il s’est mis à faire le fanfaron avec « les artistes ».

- Ah, quel plaisir ! On va entendre du Brassens ! J’les connais toutes. Toutes ! Ça fait quarante ans que j’l’écoute, moi, le gars Brassens …
Sa petite femme acquiesçait et buvait des yeux son petit bonhomme de mari au ventre discrètement replet. Ils étaient vraiment charmants.

Dominique est alors subitement monté sur la scène, il a récupéré sa grosse bible, les œuvres complètes, il a ouvert l’ouvrage vers la fin puis, étalant le livre sous le nez du couple médusé, à la page « S’faire enculer » :

- Et celle-là, vous la connaissez ?

La petite dame a rougi jusqu’aux deux oreilles, qu’elle avait d’ailleurs joliment duveteuses, mais elle a ri en même temps. D’un petit rire polisson, à peine étouffé.
Le petit ventre a froncé les sourcils, il a fait semblant de regarder la partition sans s’attacher au titre et, grand seigneur :

- Non, celle-là, j’la connais pas.

Moi, l’insolence m’avait arraché des larmes de rire.
Pas méchant pour un sou, Dominique. Un taquin.
Je l’ai vu après, au cours de la soirée, discuter bien amicalement avec ce couple sympathique, en prenant un pot.

Des gammes avant toute chose

C’était dans la même auberge, l’année suivante, je crois. En tous cas, c’était le dimanche après-midi, ça j’en suis sûr. Il faisait au dehors un froid de canard et le soleil tout pâle et tout fluet dans un ciel tout bleu éclairait la campagne gelée, muette et déserte.
Après une première partie, nous nous étions installés avec le public pour prendre un pot et le hasard avait fait que nous nous étions assis à côté d’un tout petit bonhomme, tout sec et tout nerveux.
Il portait de grosses lunettes de myope, il avait la bouche un peu taillée en biseau, une mèche rebelle balayait son front et il était un peu voûté.
Il ressemblait à Jean Paul Sartre dans sa période maoïste.
Forcément, il en vint à nous interpeller. Dominique était en pleine forme mais moi, j’avais la voix qui se cassait, éraillée. Nous en étions à la huitième heure de concert en deux jours, quand même.
Sartre nous enseigna alors qu’il fallait soigner, entretenir, travailler, échauffer, entraîner la voix. Il était lui-même chanteur dans un groupe, à La Rochelle.
Tous les matins, dans sa salle de bain et devant la glace, il faisait des gammes, lui. Oui, Messieurs !

Et il nous montra.

Comme font les bébés quand ils remuent les lèvres très vite et qu’ils y passent leur main et qu’ils font «brrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr.»
Mais là, c’était un bébé chanteur.
Le « brrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrrr » s’articulait plaisamment, se modulait habilement pour donner la gamme complète, du Do jusqu’à l’octave. Les lèvres remuaient et s’agitaient dans un tremblement frénétique.
C’était gentiment grotesque et absolument désopilant.
Tellement que le bonhomme n’arrêtait plus de nous montrer et répétait à l’envi ses singeries de mélomane.
Les gens regardaient ce vieux fou nous donner la leçon.

Sartre en vint finalement à demander sa récompense. Pouvait-il monter sur scène avec nous et chanter une chanson ? Il connaissait par cœur « le Mauvais sujet repenti ».

A la reprise, il chanta donc, d’une petite voix fluette, juste cependant : « Elle avait la taille faite au tour, les hanches pleines… » Dominique l’accompagnait.

Resté en bas, j’étais malade de rire.

Sartre cabotinait à son aise, se dandinait sur ses petits pieds vernis et se déhanchait comme une demoiselle.
Puis il voulut en chanter une autre, puis une autre encore. Nous dûmes finalement faire les gros yeux pour qu’il consente à reprendre sa place dans le public…

Sartre, vous dis-je !
Le bidon d’huile en moins.

La suite demain......

lundi 5 février 2007

Brassens et Villon



"On m’a tellement fait l’élève de François Villon, qu’il a bien fallu que je finisse par en faire mon maître." s’amusa un jour Brassens au cours d’une interview, je ne me souviens plus laquelle.

Il faudrait pour le bien savoir se reporter au livre de Loïc Rochard "Propos d’un homme singulier", qu’il publia d’abord à compte d’auteur, avec l’amicale complicité de Patrick Clémence, avant de céder aux sirènes de Cherche midi (à 14 heures).
C’était une boutade bien sûr, comme le Poète aimait à en faire.
Brassens a en effet bu sans retenue à la fontaine Villon.

Par la magie d’une ligne d’accords en Do majeur, que je joue personnellement en La, il a magnifiquement remis au grand jour, on le sait, "la Ballade des dames du temps jadis".
Une accolade entre deux frères par-dessus cinq siècles d’histoire, la rencontre de deux œuvres également jugées "licencieuses ", l’une par Malherbe et les virtuoses de la Pléiade, l’autre par tous les tenants officiels de la poésie des années cinquante et soixante.
Le gage d’un attachement profond aussi.
Car il fallait oser faire porter par la chanson cette poésie du Moyen-âge dans une époque peu encline à versifier vers l’arrière, à peine remise des salves vindicatives de l’épuration, empêtrée dans les débats de l’existentialisme et bientôt résolument tournée vers le pragmatisme de lendemains chanteurs, matériellement opulents.

C’était surtout 14 ans avant que la poésie ne fasse joyeusement irruption, en s’imposant comme exigence immédiate à vivre, par un beau mois de mai qui, finalement vaincu, ne tint, lui, que partiellement ses promesses.

Quand mon prof de Français, c’était en seconde, homme de lettres et d’enseignement s’il en fut, homme rond et d’une gentillesse pleine de délicatesse, catalogué Cicéron au chapitre sobriquets des potaches, voulut nous emmener faire un tour chez François Villon, il nous y conduisit par le sentier Brassens.
C’était un homme d’une intelligence exquise. En me prenant par cette main-là, il savait qu’il m’ouvrirait aux jardins du Moyen-âge, qui autrement me seraient restés inaccessibles et abscons, tout du moins à 16 ans.
Je considère personnellement le geste de Brassens d’une importance égale, relativement aux complexités spécifiques des deux époques, à celui de Clément Marot qui rassembla et publia en 1533 sous le titre "Le testament", l’oeuvre de François Villon, quoique ces deux gestes aient été accomplis dans un esprit complètement différent.
Marot établit en effet une édition critique, sans même prendre le goût de décrypter le jargon, en s’attachant surtout à présenter Villon comme un voyou :

"Peu de Villon en bon savoir
Trop de Villons en décevoir",

Ou bien en développant narrativement « l’épitaphe Villon », venue jusques à nous sous le titre célèbre de « Ballade des pendus », en des termes tels qu’il en fait une œuvre autobiographique alors que c’est un des très rares morceaux de Villon d’où le « je » soit absent :

"L’épitaphe en forme de ballade que feit Villon pour luy & pour ses compaignons s’attendant estre pendu avec eulx."

Rabelais, chapitre 13 du Quart Livre, mettait certainement le doigt plus près de la réalité en faisant de Villon un homme de théâtre, en ce que nous sommes rentrés, justement, dans la légende Villon par des éléments uniquement suggérés par l’œuvre et souvent abusivement perçus comme autobiographiques.

Brassens admire d’abord le poète. Il a forcément grande sympathie pour le mauvais garçon, iconoclaste libertaire avant l’heure, certes, mais il s’attache d’abord aux vers, même s’il admet quelque part dans une autre interview que s’il n’avait dû rencontrer le succès, il eût pu lui-même tourner gangster tant il ne savait rien faire d’autre que d’écrire des poèmes.

Après l’édition de Marot, l’œuvre de Villon a sombré dans l’oubli le plus total durant trois siècles. Nous avons tendance à l’oublier. Et trois siècles, c’est long. Elle fut timidement et peu à peu redécouverte vers le milieu du dix-neuvième, grâce à l’édition de l’abbé Prompsault, en 1832.
A la vitesse historique, et le temps que les poèmes arrivent jusques sur les pupitres des "escholiers", nous touchons à 1954, année où Brassens enregistra donc la ballade.

Mais l’hommage, l’imprégnation de Villon chez Brassens, ne se résument pas, loin s’en faut, à la ballade en Do majeur.

En 1961, (et je m’en remets désormais à l’ouvrage d’André Tillieu "d’affectueuses révérences" publié en 2000 chez Arthémus,) à la question :
- Vous essayiez d’être Villon sur quel plan ?
L’autodidacte Brassens répondit :
- C’est-à-dire que pendant deux ans, quand je faisais mes "humanités", je ne pensais qu’à Villon, et que par Villon, à travers Villon. Je refaisais ses vers et je les arrangeais à ma guise. J’essayais de m’imprégner de son art.

Tillieu rapporte que, bien que Brassens comme tout honnête homme, répugnât à établir une hiérarchie parmi ses poètes de prédilection, force fut bien de constater pour ceux qui le fréquentaient que Villon occupait le haut du pavé.
Le dessus du panier de Madame de Sévigné.
Le nombre de livres consacrés au poète que recelait sa bibliothèque était, paraît-il, impressionnant.

Ce fut en 1941, il avait tout juste vingt ans, que Brassens se procura le premier recueil de Villon. Un Villon miniature, les éditions Larousse du moment, 1937, faisant la part belle à Clément Marot et ne consacrant au poète voyou qu’une trentaine de pages.
Les livres de Villon et sur Villon qui ont appartenu à Brassens sont bourrés d’annotations, de considérations et de commentaires. De nombreux vers sont soulignés.
Tillieu note très habilement que s’il est vrai, comme le disait Voltaire, "qu’un homme qui lit sans un crayon à la main dort", assurément Brassens n’a pas dormi sur Villon.

Il est en filigrane partout présent chez lui et fut son véritable credo en manière de poésie.
Du point de vue de l’expression poétique déjà. Villon, sans innover, est coutumier des rejets et des enjambements audacieux.
Que dire alors de :
"Les chansons de salle de garde
Ont toujours été de mon goût,
Et je suis bien malheureux car de
Nos jours on n’en crée plus beaucoup."

Ou de certains distiques parmi lesquels le célèbre :

"Mais les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux. "

On sait aussi que Villon, quand il vient à être profond et mélancolique, douloureux, tout aussitôt dans le vers suivant ou dans la strophe, a besoin d’ironie, d’humour, comme pris d’une sorte de pudeur de s’être trop mis à nu. L’autodérision des grands. D’épanchements point trop n’en faut.
C’est aussi tout l’art brassensien. Telle cette chute qui en surprend plus d’un de « Sale petit bonhomme », poème d’une délicieuse mélancolie sur les amours mortes :

"Ma mie, ne prenez pas ma complainte au tragique
Les raisons qui ce soir m’ont rendu nostalgique,
Sont les moins nobles des raisons,
Et j’aurais sans nul doute enterrer cette histoire,
Si pour renouveler un peu mon répertoire,
Je n’avais besoin de chansons."

Je ne compte pas assez de cordes sur le manche de ma guitare ni même de doigts à mes mains pour vous dire le nombre de gens qui, dans les petites conversations sympathiques qui ont toujours lieu autour d’un verre après un concert, m’ont posé la question du pourquoi de cette dernière strophe aussi désenchanteresse.

Par ailleurs, le succulent "Venez pleurer avec nous sur le coup de midi "des « funérailles d’antan » ne serait peut être pas venu sous la plume de Brassens sans le "Je riz en pleurs et attens sans espoir"de "je meurs de seuf auprès de la fontaine."

On pourrait multiplier les illustrations à l’envi. L’âme du bon feu maistre Jehan Cotard, procureur et ivrogne superbe chez Villon :

"On ne lui sceu(t) pot des mains arracher :
De bien boire ne feut(s) oncques fetard.
Nobles seigneurs, ne soufrez empescher
L’âme du bon feu maistre Jehan Cotard."
est convoquée dans les mêmes termes, à peu de choses près, par Brassens dans "la Légion d’honneur" :

"L’âme du bon feu maistre Jehan Cotard
Se réincarnait chez ce vieux fêtard.
Tenter de l’empêcher de boire un pot
C’était ni plus ni moins risquer sa peau."

Le mélange, le mariage de la belle langue et de l’argot, l’emploi de termes recherchés juxtaposant les archaïsmes de bon aloi, sont des vertus chères à Brassens et à Villon et ce sont les mêmes sots qui, à cinq siècles d’intervalle, en ont fait grief autant à l’un qu’à l’autre.
Comme quoi la constance est bien la seule qualité dont puisse se targuer la bêtise.

On me pardonnera, j’ose espérer, cet exposé qui prend parfois les allures fastidieuses d’un mémoire de maîtrise. Mais j’ai tellement eu les oreilles polluées par les postillons "des abstracteurs de quintessence pour qui la chanson est un genre bâtard que sa popularité même exclut du royaume d’élection ", selon le mot de Tillieu, j'ai entendu tant de muscadins de la plume et (ou) du micro décrier Brassens et encenser Villon que, sans pour autant me lancer dans l’exhaustivité d’une thèse, entreprise bien au-dessus de mes compétences et hors de portée de ma fainéantise, j’avais besoin de prendre le raccourci pratique de l’illustration.

Et je persiste, signe et continue pour terminer par cet hommage brassensien à Villon :

"Je mourrai pas à Montfaucon,
Mais dans un lit, comme un vrai con,
Je mourrai, pas même pendard,
Avec cinq siècles de retard.
Ma dernière parole soit
Quelques vers de Maître François,
Et que j’emporte entre mes dents
Un flocon des neiges d’antan."
Le moyenâgeux – 1966 –

Si ce n’est là du grand art, alors soyez assez bons de me monter enfin ce qu’il en est de l’art.
Ou du cochon.

vendredi 2 février 2007

Regards

Les gens d’un autre temps sont des extra-terrestres.

Les vains efforts des films historiques, depuis « la guerre du feu » jusqu’au « soldat Ryan » le prouvent.

Malgré fortunes de décors, déluges d’effets spéciaux et montagnes de talent, les yeux des acteurs, involontaires récipients-miroirs de leur époque, perdent, dans l’anachronisme inévitable de la mise en scène, toute crédibilité.

Un homme, renié sous le masque d’animal le plus perfectionné, reste un homme par l’éclat de sa prunelle. Le regard humain, lourd de son histoire, ne souffre pas le truquage des reconstitutions.


Ces trois garçons nous toisent d’un regard adulte dont nos adolescents sont incapables ; et leurs costumes de faux enfants n’y sont pour rien.
Le chauffeur, héros de l’histoire, fait un effort pour nous ressembler et cet effort le trahit lamentablement.
Derrière la voiture, le dandy endimanché préfère détourner les yeux. Regarder l’objectif, voir(e) au-delà, est au-dessus de ses forces.
Jean Poiret, acteur s’il en fut, parvenait bien à l’imiter. Mais Jean Poiret est mort. Partant, l’a rejoint.
Leurs cinq répliques, derrière, nous semblent plus humaines.
Retenues par leur maîtresse, elles attendent, patientes, à l’entrée du magasin, et elles nous parlent d’un regard entendu.

Le regard humain comptabilise les tours de roue de la planète.
Le nôtre a quelques génocides, quelques belles inventions, quelques traits de génie de plus que ces fiers poseurs, les pieds englués dans le noir et blanc.
Il a aussi, probablement, beaucoup moins d’amertume suffisante, de calculs ironiques, d’intelligence asservie, que celui de nos successeurs.

Dominique Le Saout

jeudi 1 février 2007

Deux secondes de l’autre côté


L’air était probablement plus piquant, plus sain qu’aujourd’hui.
Pourtant, l’horizon se chargeait.
Le temps s’est arrêté deux secondes.
Arrêté, ligoté, emprisonné dans la boîte magique du très respecté photographe professionnel.
Arrêté, emprisonné, scotché, oublié, exilé, exhumé, exhibé cent ans plus tard sous nos yeux, pour qu’ils s’interrogent.
Et voici que ce sont eux, les captifs, qui nous interrogent :

« -Eh ! Vous, là-bas, de l’autre côté de la barrière 2000, nous voyez-vous ?
Avez-vous coupé le marronnier ou est-il mort de cette entaille qui le rongeait ? »

Et nous les regardons, ces habitants d’une autre planète, si proches de nous et pourtant hors de portée.
Il semble que cent années nous séparent autant que cent années lumière.

Au premier plan à droite, ce garçon en tablier serait mon grand-père.
Il n’a jamais vu d’appareil photographique, ni cet homme qui cache sa tête sous un rideau noir. De quel oiseau parle-t-il ?
Trois gaillards sont sortis pour l’occasion du Café du Commerce.
Ils parlent notre langue, les anglicismes en moins, la rocaille du patois en plus.

Leur vie sera courte.

Dans trois ans, ils partiront vers le nord, dans des wagons bondés de gars qui chanteront comme eux.
Train d’Enfer.

Les demoiselles en chapeau comme dans la chanson de Brassens :
« attendant que la fortune des armes sourie aux vainqueurs, préparent doucement leur cœur. »

Nous sommes en automne mais il ne fait pas froid.
Trois chefs de famille discutent au milieu de la rue, car les rues sont faites pour ça.
L’an dernier la vitesse des rares automobiles à essence a été réduite à 12 km/heure.
Ils ont rentré leur bois. La forêt de Benon est immense, riche, mystérieuse.
L’un d’eux affirme avoir vu un loup, mais il craint davantage le cochon solitaire.

Courçon-place : Deux minutes d’arrêt !
Le seul voyageur ici est derrière la boîte.
Il va repartir capturer le Temps, pour le vendre dans un autre monde.
Deux secondes suffisent à son forfait.
Les enfants vont accourir pour regarder dans la boîte où il n’y aura rien. Rien à voir pour l’instant.
Lui, protégera ses plaques de verre, précieux trésor qui nous fascine car l’instant est venu.
Nos trois chefs vont se retourner en marmonnant quelque sujet sérieux.
Nos trois futurs soldats vont rentrer finir leur verre de rosé frais en parlant un peu plus fort.
Le cheval va repartir, résigné, pour disparaître bientôt, avec tous les autres.
La roue du Temps va broyer la terre aux pieds du photographe.

Lui aussi va disparaître.

On l’attend loin d’ici, à Taugon, autre part, sur la planète.

Dominique Le Saout

Dominique vit sa vie à Courçon d'Aunis, aux lisières de la forêt de Benon, chère à Rabelais.
Il est musicien et il a eu le bon goût de s'offrir, sur mes opiniâtres et judicieux conseils bien sûr ( aahhhh), il y a quelques mois de cela, une Takamine...Toute belle, toute ronde et toute sensuelle.
Il gratte avec ferveur les cordes sous ses doigts.

Brassens lui colle à la peau.C'est lui, Brassens, qui nous avait présenté l'un à l'autre, vers 2002. Présentation d'outre tombe. Présentation réussie. On a découvert qu'on avait grandi ensemble.
Sans se voir.