mercredi 31 janvier 2007

Savoir lire, fascination du livre et désespoir….


Vous ne connaissez pas votre bonheur.

Vous poussez la porte et vous entrez bien au chaud.
Vous vous dirigez vers le rayon littérature et vous ouvrez, vous caressez, vous parcourez quelques pages, vous taquinez du chapitre.

Les phrases murmurent.

Vous n’entendez plus le petit grelot de la porte qui s’ouvre et se referme sur les chalands, vous ne voyez plus la libraire, vous ne sentez plus sur vos glabres mollets l’haleine humide de la rue.

Vous ne connaissez pas votre bonheur, vous dis-je.

Je peux suivre un peu une conversation. Le sujet global. Je peux aussi faire les politesses d’usage, bonjour, au revoir, il neige, combien je vous dois, pardon, et tous ces mots de la convenance qui s’accrochent à nos lèvres pour dire aux inconnus qu’on est là.

Mais lire ?

Pourtant dans ma ville d’exil aux rues frigorifiées par la neige et le vent, c’est vers les librairies que je vais.

Quand je suis à Varsovie, une seule adresse. Marjanna, dans le hall de l’Institut français.
C’est comme à la maison…J’y reste des heures.

Mais là, plus à l’est, j’entre dans la librairie, je tape mes chaussures pour en faire tomber la neige et je vais directement au rayon des beaux livres.
Je caresse leur belle couverture, je les ouvre.

J’ai l’impression de retrouver là de vieux copains qui m’attendaient.
Balzac et « Stracone złudzenia », Stendhal et « Czerwone i czarne », Hugo et « Nędznicy», Camus et « Dżuma », Dostoïevski et « Bracia Karamazow ».
Mais ils sont tous devenus fous….

Je scrute la belle écriture. C’est une belle police et le papier est bien blanc et bien lisse.
Je sais qu’il y a là de belles choses. Je lis Sorel, je lis Valjean, je lis Natacha. C’est à peu près tout. Alors j’essaie de me resituer dans le récit…
Mes yeux s’embrouillent.

Je me retourne. Je prends un livre d’images, dépité. Un loup dans un sous-bois, un élan qui traverse la plaine ou alors l’Armée rouge grignotant peu à peu le territoire polonais repris aux bourreaux nazis.

Les images ont un langage universel. Il n'y a que les yeux qui lisent. Méthode syllabique.

Je vais rentrer chez moi et prendre ma Takamine. Je me suis permis de mettre, il y a longtemps, l’Albatros en musique. Comme Ferré, l’emphatique en moins.
Do, Mi mineur, La Mineur, Mi mineur, Fa, Do, Sol 7 etc.
Il n’y a pas plus simple. Tout est dans l’arpège et la mélancolie et mes ailes d'exilé n'ont rien de celles du géant.

Ouvrir mes livres aussi et voir si je sais encore lire.
Oui, je sais encore.
La nuit tombe.

Et je sais que demain je pousserai encore la porte de la librairie.
Comme un manant qui cherche du chaud, comme un sans abri qui se serait pris de complicité pour son banc.

La dame me sourira et me dira « Dzien dobry » puis ne me regardera plus.

Elle me prend pour un grand lecteur, je crois.