jeudi 1 février 2007

Deux secondes de l’autre côté


L’air était probablement plus piquant, plus sain qu’aujourd’hui.
Pourtant, l’horizon se chargeait.
Le temps s’est arrêté deux secondes.
Arrêté, ligoté, emprisonné dans la boîte magique du très respecté photographe professionnel.
Arrêté, emprisonné, scotché, oublié, exilé, exhumé, exhibé cent ans plus tard sous nos yeux, pour qu’ils s’interrogent.
Et voici que ce sont eux, les captifs, qui nous interrogent :

« -Eh ! Vous, là-bas, de l’autre côté de la barrière 2000, nous voyez-vous ?
Avez-vous coupé le marronnier ou est-il mort de cette entaille qui le rongeait ? »

Et nous les regardons, ces habitants d’une autre planète, si proches de nous et pourtant hors de portée.
Il semble que cent années nous séparent autant que cent années lumière.

Au premier plan à droite, ce garçon en tablier serait mon grand-père.
Il n’a jamais vu d’appareil photographique, ni cet homme qui cache sa tête sous un rideau noir. De quel oiseau parle-t-il ?
Trois gaillards sont sortis pour l’occasion du Café du Commerce.
Ils parlent notre langue, les anglicismes en moins, la rocaille du patois en plus.

Leur vie sera courte.

Dans trois ans, ils partiront vers le nord, dans des wagons bondés de gars qui chanteront comme eux.
Train d’Enfer.

Les demoiselles en chapeau comme dans la chanson de Brassens :
« attendant que la fortune des armes sourie aux vainqueurs, préparent doucement leur cœur. »

Nous sommes en automne mais il ne fait pas froid.
Trois chefs de famille discutent au milieu de la rue, car les rues sont faites pour ça.
L’an dernier la vitesse des rares automobiles à essence a été réduite à 12 km/heure.
Ils ont rentré leur bois. La forêt de Benon est immense, riche, mystérieuse.
L’un d’eux affirme avoir vu un loup, mais il craint davantage le cochon solitaire.

Courçon-place : Deux minutes d’arrêt !
Le seul voyageur ici est derrière la boîte.
Il va repartir capturer le Temps, pour le vendre dans un autre monde.
Deux secondes suffisent à son forfait.
Les enfants vont accourir pour regarder dans la boîte où il n’y aura rien. Rien à voir pour l’instant.
Lui, protégera ses plaques de verre, précieux trésor qui nous fascine car l’instant est venu.
Nos trois chefs vont se retourner en marmonnant quelque sujet sérieux.
Nos trois futurs soldats vont rentrer finir leur verre de rosé frais en parlant un peu plus fort.
Le cheval va repartir, résigné, pour disparaître bientôt, avec tous les autres.
La roue du Temps va broyer la terre aux pieds du photographe.

Lui aussi va disparaître.

On l’attend loin d’ici, à Taugon, autre part, sur la planète.

Dominique Le Saout

Dominique vit sa vie à Courçon d'Aunis, aux lisières de la forêt de Benon, chère à Rabelais.
Il est musicien et il a eu le bon goût de s'offrir, sur mes opiniâtres et judicieux conseils bien sûr ( aahhhh), il y a quelques mois de cela, une Takamine...Toute belle, toute ronde et toute sensuelle.
Il gratte avec ferveur les cordes sous ses doigts.

Brassens lui colle à la peau.C'est lui, Brassens, qui nous avait présenté l'un à l'autre, vers 2002. Présentation d'outre tombe. Présentation réussie. On a découvert qu'on avait grandi ensemble.
Sans se voir.