jeudi 5 avril 2007

Concerts en Pologne, Wałbrzych

Train de nuit qui traverse, du Nord-est au Sud- ouest, la Pologne de part en part.
Long train de nuit comme un énorme tamtam sous la lune.
Et sous cette lune tout ronde dans le ciel, des champs et des bois qui défilent et après les champs, des bois, et après ces bois, d’autres champs encore. Des villes endormies aussi, beaucoup de petites villes et le train qui grince, s’ébroue, rugit sur sa ferraille avant de soudain faire silence, le long des quais impressionnants de solitude.
Comme un randonneur qui aurait besoin de réfléchir une minute, de s’orienter un peu, avant de reprendre sa traversée de la nuit.
Sur une aube tout grise, se dessinent là-bas les mamelons boisés des premières hauteurs des Sudètes. Pour moi, Sudètes a toujours rimé avec la dégradante conférence de Munich, tout comme avec la coupable complaisance des démocraties de l’ouest.
La Tchéquie vendue aux bandits nazis. La honte.
La tête appuyée et secouée sur la vitre, les drames de l’histoire resurgissent.
Qui sont en fait les hommes pour n’avoir jamais cessé de se mentir et de s’entretuer depuis qu’ils sont des hommes ?
Qui suis-je, moi-même, sur cette machine ronde, avec mes poésies de rin, mes livres, mon amour de Brassens, mes manuscrits un à un relégués à la poubelle des solitudes, ma Takamine, tout ça dont n’ont cure ces enchevêtrements de ferraille, ces fumées de charbon que je vois là-bas s'élever, ces gens qui se précipitent, la tête penchée sur le côté, vers le gagne-pain et sous le crachin glacé d’un matin d’avril ?
Que retiendra t-on de ma vie, dans un monde qui me semble, sous la fatigue accumulée d’une nuit blanche, pas fait pour mes voyages ?
Comme souvent, je me sens hors sujet.

Wałbrzych. C’est pourtant là que, quelque part, sous un de ces toits rouges et grenat, on m’attend. J’ai rendez-vous.
Mais je ne peux pas être vraiment présent sur des lieux si l’on ne me les présente pas cordialement, nom et prénom. J’ai toujours besoin d’un peu de toponymie pour sentir mon corps évoluer sur des places inconnues.
Alors, dès mon arrivée, j’apprends que cette ville, allemande jusqu’à Yalta, c’est Waldburg, la ville de la forêt, la ville boisée. Et ça se voit.
Les bois comme l’Allemagne, je veux dire.
La montagne est couronnée de sombres forêts et l’architecture est bien allemande. C’est joli, quoique un peu austère. Evidemment. Et lourd aussi.
C’est une grande ville, mais là, ça ne se voit pas.
Parce que, comme une lave qui aurait coulé de la montagne, elle s’est glissée, quartiers après quartiers, dans les vallons et les vallées de sorte que, telle une peinture pariétale, on n’en voit qu’une partie à la fois, comme une ébauche, la suite étant derrière cette colline ou derrière cette aspérité recouverte de bouleaux.
C’est une ville minière. Mais les mines que je vois là-bas sont maintenant des musées et les travailleurs des entrailles de la terre sont des chômeurs qui regardent leur ville, l’œil abandonné à la mélancolie. Ils savaient descendre, piocher, suer dans les profondeurs humides pour remonter le pain jusqu’à la lumière du jour.
Les salopards qui les ont congédiés ne leur ont pas appris à cueillir ce pain sur la surface de la terre. Alors, ils regardent ce monde qui les aveugle et qui les grignote.

Il me semble avoir quitté la Pologne, toute petite, tapie sur les plaines et sous les vents, avec ses maisons de bois, tout comme il doit sembler au voyageur venant d’un mas provençal et débarquant dès potron minet dans la baie de la Somme que la nuit a effacé l’hexagone.
Ce qui ne change pas, c’est la cordialité de l’accueil et ce petit déjeuner bien polonais : Charcuteries, œufs durs mimosa, viandes froides, salades, crudités, fromages blancs, pâtisseries, jus d’orange, café, thé, lait. De quoi abolir les douze heures de train sous la nuit lunaire et les premiers doutes de la fatigue.
Des fois, la jouissance des papilles élève une passerelle vers la redécouverte de l’enthousiasme.
Je regarde ma guitare posée à mes pieds.
Dans quel état va-t-elle se sortir, elle aussi, de cette nuit blanche ?
Et la chambre d’hôtel que l’on m’a réservée est pour moi comme un costume. Je m'y sens tout petit. Spacieuse, salon, télé, bureau, canapé, plantes vertes, grandes baies vitrées ouvrant sur des parterres en fleurs.
Il faudrait presque un vélo pour aller du canapé au bain.
Je m’installe dans ce confort cotonneux.
Après la douche et quelques heures de sommeil, je suis enfin chez moi.
Première répétition, les accords s’enchaînent, la voix un peu enrouée doit encore moduler. Je répète. Nous nous promenons dans la ville tentaculaire et je répète encore. Dans ma tête. Vers seize heures, je prends possession des lieux du rendez-vous. La lumière ne me plaît pas. La salle est trop grande, la sono approximative.
Ça ne fait rien. Quand on prétend être un artiste, mot douloureux s’il en est, il faut aussi savoir abolir les lieux. Les redessiner, les faire retentir d’une autre voix.
Tous les lieux sont beaux ou laids selon ce que l’on se propose d’y vivre.

Peu avant dix-huit heures, on arrive, on discute, on me salue, on parle français comme dans les couloirs de la Sorbonne, on a vécu en France, on est chanteur dans une chorale francophone, on aime la poésie et on aime la chanson.
La magie des rendez-vous avec des hommes et des femmes que l’on n’a jamais vus, s’opère déjà.
Il est temps de dire ce que je suis venu faire là.
J’avais prévu de commencer par l’Albatros puis, feignant de m’être trompé, d’enchaîner par la Mauvaise réputation. Sans changer de sujet pour donner le ton.
Face à ces gens qui me sourient, que je connais déjà, cela m’apparaît soudain superfétatoire, convenu, bêtement artificiel.
Ce que l’on construit dans la solitude, sans les autres, souvent, ne résiste pas à la chaleur humaine. C’est pour cela que le public, à part entière, fait vraiment partie du spectacle. D’ailleurs, il n’y a pas de spectacle.
Il y a la rencontre d’hommes et de femmes sur la mémoire d’un ami commun. J’abandonne Baudelaire.
Pendant deux heures, je vais parler de Brassens, de sa vie, de sa poésie, de ses espoirs, de ses désespoirs partout latents dans la jubilation. Je vais parler de Villon, de Lamartine, de La Fontaine et je vais chaque fois ponctuer d’une chanson, deux parfois.
Comme toujours, je ne saurai pas éviter le piège d’un titre demandé et que je n’ai pas préparé. Tant pis. Faire plaisir, même au prix d’un accord écorché. On est là entre amis. Dans l’indulgence.
Le contact est parfait. Tellement que j’ai l’impression d’être juste arrivé quand les lumières se rallument, que l’on vient me serrer la main, qu’on m’offre un gros bouquet de fleurs et que, un à un ou bien en couple, on s’en va vers la nuit d’un autre chez soi.
On se promet de se revoir. Pour ne pas avoir à se dire adieu. On sait pourtant que l’adieu est le plus vrai. Mais il n’a rien à faire ici, pas déjà, où les mots résonnent encore.
Comme chaque fois à la fin de l’aventure, j’ai la douleur de constater que Brassens est mort depuis plus de vingt cinq ans.
Parce que j’ai cru, deux heures durant, qu’il était là, vivant parmi nous, la pipe goguenarde.

Le train retraversera la Pologne. Changement gris à Wrocław, détour par Poznań, puis sous le soleil de Varsovie.
Le train s’enfoncera encore vers l’est, toute la journée, emportant dans ses flancs de fer bringuebalant ma guitare, la joie d’un monde et un flocon des neiges d’antan.
Je pense déjà à mon autre rendez-vous. Au pied des Carpates.
Que seraient mes quelques pas sur cette boule bleue, sans la tristesse féconde des poésies humaines?