jeudi 18 janvier 2007

Comment je suis venu à la guitare ou, plus exactement, comment la guitare est venue à moi...

Un extrait du manuscrit " Le silence des chrysanthèmes"...

Menuisier ébéniste de son état, mon frère aîné eut enfin une idée lumineuse. Il me prouva que ses outils étaient beaucoup plus utiles que les miens ou du moins qu’il savait s’en mieux servir. Son idée donna à ma jeune vie une impulsion nouvelle qui ne devait plus s’éteindre.

Il poussa un beau jour la lourde porte de la maison, portant dans ses bras une guitare, une guitare énorme qu’il avait eu la curieuse fantaisie de fabriquer lui-même, sur ses temps libres, dans l’atelier de son bonhomme de patron.

Il était aux anges et souriait benoîtement en exhibant son chef-d’œuvre à bout de bras. Il fut accueilli comme un Père Noël, toute la tribu regroupée autour de lui, questionnant, touchant et caressant du doigt le magique instrument, balbutiant des questions idiotes, du style comment t’as fait ça, quand, pourquoi et c’est pour qui ? L’un ou l’une demanda même, c’est quoi ?

Ma mère resta tout bonnement perplexe devant tant d’ingéniosité. Elle regardait quand même avec forte suspicion l’objet musical, se demandant sans doute ce qu’il venait faire dans cette maison où seul l’utile avait droit de cité. Elle prit l’instrument, le retourna, l’examina, dit nom d’un chien que c’était lourd et le rendit à son créateur en demandant qu’il en joue. Peut-être même nourrissait-elle quelque espoir d’être accompagnée et se préparait-elle à chanter.

Le génial artisan tambourina énergiquement sa main d’expert menuisier sur les cordes qui rendirent un timbre métallique si discordant et tellement abominable que ma mère ordonna qu’il arrêtât sur le champ. Sans doute fort déçue, elle fit pendre aussitôt au mur l’original ustensile par la bandoulière dont mon frère avait pris soin de l’équiper. Ce fut tout. Le jugement était sans appel.

On admira un temps l’ornement singulier aux formes tellement arrondies sous son vernis acajou. Puis on l’oublia, son gros ventre réduit au silence se recouvrit des poussières du mépris général.

Mon frère passa à la fabrication de maisons et de monuments en allumettes, avec des fenêtres en papier brillant, de toutes les couleurs, vertes, orange, rouges et qu’on installa partout, sur la cheminée, sur les étagères, sur l’armoire, dans la chambre. La maison n’était plus qu’un grotesque musée en allumettes, d’autant plus qu’un deuxième frère s’était mis en devoir d’épouser la manie du menuisier. Ils rivalisaient alors d’imagination et y passaient leurs soirées sous la chandelle, avec des doubles décimètres, du carton, de la colle, des papiers et une lame de rasoir en guise de scie. Lorsque, leur délire de surenchère atteignant son paroxysme, ils entreprirent la reconstitution commune de la cathédrale de Chartres, les maîtres du gothique flamboyant durent pousser des cris d’effroi et d’outre tombe.

J’étais cependant tombé amoureux de la guimbarde proscrite et chaque fois que je le pouvais, je la décrochais de sa potence pour en faire grincer les cordes. J’appuyais comme un forcené sur les cases, jusqu’à la troisième. Au-delà, la pression réclamée était si puissante qu’aucun son digne de ce nom ne pouvait en être espéré et que mes pauvres doigts s’en tordaient de douleur.

J’appris les notes, une à une, pas encore les dièses et les bémols, mais les notes inaltérées. Comme tous les autodidactes, je commençai par massacrer jeux interdits, juste avant de tordre le cou au pénitencier. Toutes les heures de mes vacances y étaient consumées. J’avais l’énorme et lourd instrument sur les genoux, je suais sang et eau, besognant, recommençant, chantant, hurlant, m’égosillant. Je maîtrisais maintenant le mi mineur, tant romantique, si beau et si simple, et le la mineur. Je passai à l’apprentissage du Do, puis du mi et du ré. L’heure était venue de m’aventurer jusqu’au fa. Sur cet instrument de torture, je m’échinai quasiment un an pour lui donner une allure à peu près présentable.

La guitare était mon amie, mon âme soeur, la confidente de toutes mes mélancolies et secrètes pensées. J’en délaissais les livres, du moins à la maison. Ma mère me conjurait d’arrêter le massacre. Elle menaça plusieurs fois de passer l’instrument par les flammes de la cheminée. Je la menaçai moi-même d’incendier toute la maison si elle s’avisait de commettre un tel crime. Venant de moi, l’avertissement fut pris très au sérieux. Il nous fallut trouver un compromis acceptable ; je ne jouais qu’au dehors ou dans la grange sur des tas de bûches et même, s’il faisait froid, dans le toit du cochon qui semblait s’en distraire en battant la mesure de ses grandes oreilles poilues et en me regardant de ses gros yeux d’imbécile de cochon. Le goret fut mon premier auditeur.

Je maîtrisais maintenant une gamme d’accords assez complète pour m’essayer à mes propres chansons. Même si elles débutaient toutes par un mi mineur ou par un la mineur, ou même si leur structure musicale se réduisait à ces deux accords là, j’en étais fier. J’y mettais les paroles puériles d’une révolte déjà adulte. Je voulais toujours être un écrivain mais, en plus un chanteur de poésie.

Ma rencontre avec Brassens était dès lors inévitable. Elle eut pour moi valeur de révélation. Quelqu’un, un poète, interprétait sur une guitare le monde tel que je voulais qu’on l’interprétât. Il y avait là de quoi assouvir mes deux passions. Je me suis blotti sous l’aile protectrice de cet iconoclaste, je me suis senti beaucoup moins seul, et jamais plus n’en suis sorti.

J’y ai rencontré bien sûr quelques bons copains qui eux aussi étaient là pour chanter à la fois leur mal de vivre et leur plaisir du monde, comme si, sans jamais nous y être croisés, nous avions grandi à la tétine d’une même mamelle.

Aujourd’hui encore, il n’est pas de jour sans que je ne fasse vibrer sur ma guitare, une guitare si souple et si agile qu’elle ressemble à la première autant qu’une gazelle à un dinosaure, un des poèmes de l’oeuvre monumentale et toujours à découvrir, comme si elle suivait pas à pas les évolutions de ma pensée et de mes émois, comme si elle m’accompagnait dans l’inéluctable cheminement vers les ténèbres, m’offrant chaque fois, de ce cheminement et de ces émois, une lecture toujours remise au goût du cœur et des saisons.

Toi, le luthier d’une unique lubie, le bâtisseur de burlesques monuments, toi, mon frère, tu ne sauras jamais quelle indestructible cathédrale tu as élevée en moi ! T’écrire merci serait petit jusqu’à l’inconvenance.

Mais quand tu mourras, quand le croquemort t’emportera, qu’il ait au moins la bonté de te conduire à travers ciel, au père éternel ou ailleurs, là où tu voudras, en tous cas là où tu seras bien, mon frère disparu.