jeudi 25 janvier 2007

Le Corbeau dort

Un extrait de ''Le silence des chrysanthèmes"

L'arrivée de la chimie en agriculture


Victimes d’occultes intérêts en amont, les laboureurs de ce monde charnière entre deux mondes commençaient tout de même d’épouser de curieuses pratiques pour protéger les semailles.

Les premiers balbutiements de la chimie au verger prirent des allures de catastrophe. Pour elle, le passage était sans doute obligé. Elle faisait son apprentissage.
Tirant rapidement la leçon de ses erreurs de jeunesse, ladite chimie a par la suite appris à envahir le jardin en mieux se dissimulant, côté cour. Trop gourmande de son succès cependant, pas assez discrète à la fin, elle finit quand même par faire des rivières des tapis d’herbes bizarres et des abeilles des folles égarées, des orphelines sans ruche et s’entretuant.

C’était au printemps, tout le long du chemin d’école, quand la plante pointe le bout délicat de sa jeune vie à la surface du labour. Des nuées de corvidés de toutes sortes s’abattaient sur ce plateau servi comme à leur unique attention. Le paysan parcourait ses champs en frappant dans ses mains, en tirant des coups de fusil et en hurlant mille injures aux cinq cent diables. Il n’y fournissait pas et les pies, les freux, les geais et les corbeaux emportaient dans leur bec ses espoirs de pain blanc. Ses épouvantails aussi amusaient plus la gent ailée qu’elle ne l’effrayait, qui poussait l’insolence jusqu’à venir se reposer de sa ripaille sur les vieux chapeaux et les bras en guenilles.
Cela ne pouvait décemment pas durer. Une guerre sans merci s’engagea et les intellectuels de l’efficacité tendirent leurs bras secourables, tout chargés d’un poison au nom délicat, le corbeau dort, sans doute pour endormir les consciences et les peurs, plutôt que le corbeau lui-même.
Les produits qui se proposent de faire fortune en tuant l’innocence, s’affublent toujours d’un petit baptême en subtil euphémisme. Y eût-il eu inscrit sur les emballages de cet affreux toxique, le corbeau mort, ou l’oiseau mort, que le paysan n’y aurait pas adhéré, j’en suis certain. Pour les rats, oui, on peut annoncer la couleur. La mort des rats n’effraie pas, elle rassure.
L’inverse est vrai aussi. Il n’y a pas si longtemps, sur les étalages dégoûtants d’opulence d’un grand magasin, j’ai vu, conditionnés dans des pots, de succulents petits champignons qui poussent en novembre sur les talus moussus, à la faveur d’un clair rayon de sous-bois. On les appelle les trompettes de la mort, ou des morts, selon les régions, parce que leur forme subtile rappelle effectivement celle d’une trompette et qu’ils apparaissent, tout veloutés de noir, à la Toussaint.
Les cérébraux de la promotion marchande ne sont pas des abstraits, aussi savent-ils qu’avec un nom comme cela, un nom inquiétant de fureteurs de forêts, on fait fuir le chaland. Qu’à cela ne tienne. Inspirés par Skakespeare et les faits les contredisant, ils modifièrent les faits et rebaptisèrent plaisamment le champignon de nos forêts « trompettes des Maures ». Une belle tête enrubannée, une tête du désert, souriait de toutes ses dents sur l’étiquette.

Depuis le temps qu’il y a des hommes et qui disent que le ridicule ne tue pas, ceux-là au moins, s’ils n’en sont pas morts, sont venus pour vérifier pleinement la précision de ce bel aphorisme.

Les mêmes habiles dissimulateurs proposèrent donc au paysan d’endormir les corbeaux. Qui dort dîne, c’est bien connu, et pendant qu’ils dormiraient, ces becs-là, ils n’engloutiraient pas les couvrailles naissantes.

Alors, sur les champs que le soleil déclinant arrosait en oblique, des oiseaux par centaines, l’aile écartée, le ventre en l’air, le bec ouvert et poissé d’une sécrétion répugnante et verdâtre, contemplèrent un beau soir la procession des nuages de leurs yeux crevés. D’autres, arrivés plus tard sur les lieux de l’horrible traquenard ou moins intempérants, claudiquaient encore, tentaient de fuir l’incompréhensible enfer et se heurtaient aux branches des haies d’érables alentour, s’y écroulaient, le souffle court, la poitrine haletante, le regard halluciné.
Nous jetions nos sacs au fossé et courions sur les champs de cette bataille inégale et déloyale entre le pain et l’oiseau. Brancardiers, nous recueillions les blessés. La tuerie avait frappé sans discernement et il y avait là des mésanges, des rouges gorges, des chardonnerets, des merles, des alouettes et des pluviers argentés. Oraison humide et silencieuse, le vent ébouriffait les plumes de ces soldats sans arme, tombés au champ du semeur.

En dépit de l’ampleur du drame, notre empressement secourable était tout de plaisirs et de joie. J’ai toujours nourri pour les oiseaux cette attirance sublimée, faite de grâce et de beauté. Justement parce que cette grâce et cette beauté, toujours entr’aperçues, sont tant fugitives, leur liberté est tellement inaccessible et insolente, que j’ai toujours cherché à les capturer, pour les voir de plus près encore, comme si je voulais apprivoiser l’insaisissable. S’il venait à voltiger dans l’air de mes hivers deux ou trois flocons égarés ou s’il venait à geler, je n’avais de cesse que de courir les vergers et les haies, à la recherche d’un pommier de plein vent sous lequel tendre un piège aux grives et aux merles. Atavisme du chasseur trappeur ou cruauté à vouloir tuer ce que l’on aime, les velléités de froid allaient dans mes espoirs de pair avec la prise au piège des oiseaux erratiques.

Enjambant les cadavres, nous moissonnions autant de petites créatures encore frémissantes que nos bras pouvaient en contenir et les portions jusques chez nous. Tout ce que nous pouvions trouver de disponible en cages, en caisses de bois et de carton était réquisitionné comme infirmeries de campagne.
Mais certains oiseaux ne tenaient plus sur leurs pattes et leurs yeux se révulsaient. Ils tordaient leur cou et la tête penchée vers le haut tentaient d’un seul œil vacillant, déjà vitreux, une dernière fois, de voir leur jardin, leur patrie, le ciel. Ils mouraient là, ahuris de souffrance. D’autres, plus assurés quoique titubants, semblaient cependant vouloir encore s’accrocher à la vie. Nous emplissions alors de grands verres de lait et les forcions à boire en leur écartant le bec sans ménagement. Administré à trop haute dose, le remède hélas se faisait souvent aussi pire que le mal et étouffait les plus faibles. Les quelques-uns qui parvenaient à vomir les graines ignobles retrouvaient peu à peu leur esprit d’oiseau et venaient se cogner contre le grillage, avides d’air pur. Nous tenions ceux-là pour sauvés du désastre. La nuit cependant tombait et le ciel était noir. Nous leur promettions alors de les relâcher, sous les premiers rayons du jour.

Au petit matin, nous courions voir nos pensionnaires. Il n’y avait plus là que de pitoyables cadavres. Nous baissions la tête, nous caressions un moment les corps durs et froids. Des larmes de je ne sais quoi, d’effroi devant la mort peut-être, venaient à ruisseler sur un jabot mordoré de rose ou de jaune. Nous enterrions les victimes dans le jardin, soigneusement alignés, ventres et becs vers les cieux, et leur fermions les yeux.

Ce après quoi seulement, j’insultai sans retenue les assassins et levai mon poing au ciel.