lundi 22 janvier 2007

Cogitations intempestives - 1


... d’un gars qui comprend pas tout mais qui fait des efforts pour

Ils ont dit que le monde avait changé mais ça n’a pas beaucoup de sens parce que quand on dit que le monde a changé c’est qu’on dit qu’il faut faire autre chose très vite pour vivre sinon « dans » du moins « avec » ce monde et qu’on est déjà foutrement en retard, qu’on est en train de courir après un train qu’on avait pas vu passer ou qui était pas à l’heure, ou alors à celle d’hiver alors qu’on était en avril, ou bien qui allait trop vite, ce train.

Je veux dire que la manière de penser le monde était sclérosée tandis que le monde, concept effrayant tant c’est métaphysique, il mouvait, lui. Toujours au profit des mêmes, mais il bougeait. On peut aller loin comme ça, c’est-à-dire à peu près nulle part. En tous cas pas où on avait prévu d’aller mais où le monde veut aller, dans ses propres intérêts étrangement autonomes. On l’accompagne en quelque sorte comme un cavalier qui maîtriserait pas son cheval. Si je veux dire un monde que je ne vois pas bouger, quoi écrire qui puisse être compris et lu avec plaisir par ceux qui ont couru avant moi, qui ont déjà sauté dans le wagon alors que je m’essouffle, moi encore, à courir sur le ballast et en agitant les bras pour signifier qu’ils ont oublié un voyageur qui voulait bien faire le tour du problème avec eux ?

Ça m’étonne toujours, moi, que le monde change de rue sans prévenir les hommes. Je me dis depuis que je suis tout petit que les hommes doivent bien y être pour quelque chose tout de même, comme quand j’étais môme et que mon voisin se lamentait qu’on allait saigner son cheval à l’abattoir parce que maintenant c’étaient des tracteurs qu’il fallait pour semer du pain et si on voulait rester un paysan comme l’avaient été son père et son grand-père et tous les autres avant lui. Comme aussi les mineurs de Longwy, un beau matin on leur a dit de circuler, qu’il n’y avait plus de place dans le monde qui avait changé pour leurs pioches et leurs sales gueules noires et hop, à la rue, vidés, bons à rien, vos maisons vos femmes et vos enfants démerdez-vous, nous on s’en fout on s’en va dans le monde. Les Lantier et autres Maheu se sont bien extirpés de leur trou, ont tapé du poing et lancé des pierres contre les changeurs du monde, mais rien n’y a fait. Un monde qui change c’est comme un rouleau compresseur et c’est toujours plus fort que les gens qu’il tue.

C’est cruel un monde qui va son p’tit bonhomme de chemin sans demander leur avis aux hommes.

Ou alors c’est qu’on est déjà morts et on n’a rien vu venir. Ça serait normal pour des morts de rien voir qui bouge, mais nous qui mangeons des bonnes recettes de viande en sauce ou des poissons frits extirpés de la mer océane, nous qui pensons des trucs, buvons du vin, nous promenons dans les sous-bois et les chemins que les ornières de décembre ravinent, jouons au ballon avec les enfants, on n’est pas morts, tout de même. Ou alors on naît morts. C’est pas compliqué : quand on voit pas tout c’est qu’on est sot comme un âne ou mort. On est rien de tout ça à ce que nous croyons. Alors il faut comprendre que nous comprenons le monde d’abord avec les satisfactions du ventre et que le tête suit, mais après, en décalage, un peu comme ces étoiles d’été, couchés qu’on est après dîner sur l’herbe où naviguent des aoûtats et qu’on contemple là haut des lumières qui sont mortes depuis trois mille ans ! Faut surtout pas essayer de remonter la lumière. On est pas équipés pour et ça donnerait des vertiges tels que nos cerveaux en sombreraient assurément dans la folie. Et puis qu’elle soit morte ou vivante cette lumière elle n’en garde pas moins son bel éclat mystérieux. Ne nous agaçons plus de réalité !

Tiens, je saute de l’âne au coq parce que soudain ça me fait penser à une page d’un livre, Dionysos 7.65, oh ! pas un grand livre, mais un policier d’Helena, compagnon de Léon Malet à ses débuts. Il s’agit d’un écrivain : « Em savait qu’il s’agissait d’un esthète aux ouvrages alambiqués qui provoquaient l’admiration de gens faisant profession de comprendre ce qui, de propos délibéré, ne signifiait rien. » C’est pas un grand livre mais la réflexion est bien aiguisée.

J’ai lu quelques pages de ceux qui galopent jusqu’à la source des rayons lumineux, ceux qui ont vu aussi qu’un nouveau train était né et qui allait vite et qu’il fallait se dépêcher de grimper dedans si on voulait continuer à faire des pages qui tiennent la route. J’étais en train de rêvasser comme un couillon avec Maupassant et Stendhal et les autres que vous connaissez aussi bien que moi, mieux sans doute. Enfin, autrement. Pas jusqu’à Genevoix, mais quand même un peu de Giono. Je voulais chanter comme eux, pas aussi bien évidemment, mais chanter avec leurs partitions. Des vieux trains à vapeur tout ça, tout propres, trop brillants pour circuler dans un monde poussiéreux, des trains avec des phrases et des virgules partout, qui coupent la conversation et des paragraphes aussi pour bien dessiner la pensée descriptive. Des points itou pour reprendre son souffle et le temps de digérer l’immédiat posé en amont. Parfois, vicieux, malin comme une belette, un passé conditionnel deuxième forme, pas facilement dissociable d’avec l’imparfait du subjonctif, c’est vrai, mais qu’importe, on s’en fout du coup de pinceau pourvu que la toile soit belle.

Ces vieux trains-là, c’était la préhistoire du déplacement. Ils ont eu leur glorieuse utilité et ont transporté des hommes bien loin, en les faisant rêver, cheveux aux vents par la fenêtre qu’on pouvait encore ouvrir à condition de ne pas se pencher au-dehors au risque de perdre la tête et ils étaient si paisibles ces trains que les vaches s’arrêtaient de brouter pour les regarder passer. Mais i sont foutus. Toujours aussi beaux mais sur des voies de garage où batifole le chardon entre les rails et ils ont encore, c’est bien, beaucoup de visiteurs pour venir caresser leur vieille échine. On se promène là-dedans et on discute avec Sorel ou Rastignac, des fois dans un wagon un peu plus moderne avec Bardamu. Toujours quelque chose à raconter, des amours, des crimes, des avarices, des parties de chasse ou de jambes en l’air, plutôt suggérées celles-ci, des complots, des belles femmes, des arrivistes, mais surtout en prenant son temps de dire, en digressant à l’envi, en musardant sur la syntaxe et le verbe, où et comment ça s’est passé, la saison, la couleur des nuages, l’histoire des aïeux de celui qui a trahi ou qui a été trahi, voire qui est mort. C’est ça qui les a essoufflés, ces gars là, et c’est là que le foutu monde a changé sans le dire, en catimini.

Le monde a filé à l’anglaise, à la française disent les Anglais, mais ne chipotons pas sur les gamineries vexatoires, le monde a glissé entre nos gros doigts.

Plus d’histoire à dormir debout. Avec des oiseaux qui pépient là, dans les lauriers en fleurs. Qu’est-ce qu’on s’en fout des oiseaux et des lauriers à l’heure qu’il est ! Est-ce que ça ajoute quelque chose à l’histoire dont on est déjà rassasié ? Plus d’histoire ! Ou alors racontée vite fait, brossée à l’essentiel avec des mots rapides et bien aiguisés comme des lames qui peuvent couper des deux côtés. Quand on veut plaire à tout le monde il faut séduire personne. Avec des fautes si possible, parce que l’orthographe ça entrave le libre cours de la pensée poétique, je suis complètement d’accord, les mots sont parfois des murs infranchissables tant ils sont lourds de lettres inutiles, muettes, mais il faut qu’on voit quand même que c’est des fautes faites exprès, des fautes éloquentes, des fautes qui militent, autrement ça n’a plus le sens de l’épuration esthétique. Un minimum de ponctuation pour pas saturer la ligne et des sauts de paragraphes intempestifs. Ça, ça fait voir que le gars ou la dame, sa pensée est tumultueuse, qu’elle bouille, que son approche du monde est viscérale et pas convenue du tout, instinctivement hachée, pas totalement acquise encore et qu’il ou qu’elle pétrit ce monde qui, excusez-moi du peu est un peu le mien aussi, et qu’on va bien voir qui va gagner la bataille, du train ou du voyageur. Le verbe à l’infinitif, pathétiquement seul entre deux points, ça c’est une trouvaille, le point d’orgue d’une pensée trop riche pour ne pas être mystérieuse. Là, la lecture s’affole, tâche de saisir au vol une émotion sublime qui lui échapperait. Le fond de l’art est frais. Ça me donne des frissons parce que je suis un gars qui suit pas bien le fil et que j’arrive pas toujours à saisir la douleur, la peine, l’espoir, l’angoisse ou la jubilation de celui ou de celle qui essaie de me parler comme ça. Je critique pas, je n’en ai ni l’envie ni le goût ni la compétence. Je dis comme il faut penser vite et bien dans ce désordre impeccablement construit et que j’ai du mal. C’est pas de la critique.

Un gars qui se noie il appelle au secours il remet pas forcément l’existence de l’eau en cause.

J’aime pas le cinéma. J’aime pas jouir ou pleurer par procuration, encore moins sur un fond musical incitatif qui n’existe pas dans mes situations directement vécues, avec une émotion qui a un visage et qu’il faudrait que je m’approprie tout ça sur mon siège. C’est vieux ce que je raconte là mais c’est comme ça qu’ont commencé à mourir les vrais raconteurs. J’ai connu un tas de gars qui n’ont jamais voulu lire Octave Mirbeau parce qu’ils avaient vu le journal d’une femme de chambre et d’autres qui n’ont jamais ouvert Darien pour avoir regardé Louis Malle. Les raconteurs ont essayé de suivre un moment le train en causant comme des images mais ils n’y sont pas arrivés parce que des images il y en a beaucoup et elles défilent trop vite. Une plume ou des doigts sur un clavier ça peut pas créer l’illusion fugace d’une image ou alors il faut être sacrément véloce et qu’un seul mot puisse en signifier en même temps trois cent au moins. Ben alors, qu’est ce que ça te fout de pas tout saisir dans un texte ? Mets y ce que tu veux. Ben oui, mais j’ai pas besoin de lire pour ça. Ou plutôt, l’autre a pas besoin de m’écrire…Pourquoi me décrire une vision du monde aussi sensible et intelligente soit-elle si j’ai la mienne et que je ne décrypte pas la sienne ? Un train c’est fait pour que des voyageurs montent à l’intérieur et c’est un peu comme en musique un accord inlassablement répété ça peut être une source d’émotion déchirante ou joyeuse pour celui qui joue parce qu’en même temps il y a des images et des souvenirs ou des espérances qui défilent dans sa tête et visibles que de lui-même. Mais celui qui écoute ? Si j’veux construire un monde illusoirement à moi tout seul, j’vais à la pêche dans le Bug, c’est une rivière qui sépare la Pologne de la Biélorussie, et je mets ce que je veux dans ces remous frontaliers aux couleurs qui changent tout le temps et où s’agitent des gros poissons blancs que capturent les moines orthodoxes. Ceci dit en passant, ils m’ont invité une fois à en goûter, les moines, de leurs poissons, parce que j’étais là à rêver le cul par terre et que je me disais qu’il suffisait d’un remous de rivière pour séparer des mondes et déclarer des guerres. Un régal, n’eût été leurs marmonnements métaphysiques à l’heure du déjeuner que j’eusse, oui, j’eusse, j’use du j’eusse à ma guise parce qu’il s’impose à moi comme un outil qui est là à sa place pour dire ce que je dis, j’eusse donc collationné avec un plaisir décuplé. Voilà une phrase qui est inquiétante parce que ça manque de coupures et de virgules et on dirait bien, plus haut là-bas, que ce sont les poissons qui ont marmonné des métaphysiques. En fait les incorrections de la syntaxe, de la construction et le déficit de ponctuation, c’est des anacoluthes, comme Baudelaire avec son albatros exilé sur le sol au milieu des huées ses ailes de géant l’empêchent de marcher, cité par tous les théoriciens coupeurs de cheveux en quatre de la métalangue.

C’est ça que j’essaie de dire. J’ai essayé de voyager dans des pays littéraires avec des vieux trains qui roulaient au charbon et en construisant une histoire qui commençait par renseigner qu’il pleuvait ce matin-là ou qu’on était au mois de janvier et que Pierre ou Paul étaient des cordonniers ou des instituteurs. Pour un peu j’aurais poussé la niaiserie à les commencer par il était une fois, mes histoires qui avaient une chronologie linéaire, qui s’inscrivaient dans le temps qui passe, temps qu’on croyait qu’il était comme une flèche, un trait, disons un vecteur orienté toujours dans la même direction. On croit ça encore parce qu’on se voit vieillir à coups d’hiers d’aujourd’huis de demains et surtout de peurs ; Mais on sait maintenant, enfin on croit savoir, que le temps et l’espace c’est pas comme ça du tout et si on va en avant on peut aller aussi en arrière et même que ça n’est plus stupéfiant du tout de considérer qu’un corps peut être à deux endroits différents à la fois, avec un don d’ubiquité donc si j’exagère un peu, qu’un corps puisse s’emparer de ses rêves et superposer son réel et les disposer comme des sédiments de la mémoire. Le passé et le présent, le futur un peu moins, ne sont pas si opposables l’un à l’autre qu’ils en ont eu l’air.

Alors si on veut vraiment raconter une histoire, car quoi raconter sinon une histoire même si c’est une histoire qui n’existe que par une vision fulgurante contraignante et désordonnée du monde, un roman, tranchons le mot qui rebute tant les abonnés du TGV remonteur de lumière, il faut aussi qu’elle soit dans cet esprit-là et non tout imprégnée des erreurs du passé qui ne comprenaient de la fuite du temps qu’une expérience unilatérale et dirigée dans le même sens, celui de l’angoisse du saut final. Je trouve qu’un roman qui ne suit pas la chronologie est un roman qui colle à la chair dont il est fait. Comme un poulet de grain. Nos émotions, nos peurs, nos joies, nos désirs racontables comme indicibles, n’ont pas non plus à être subordonnés au présent. Il arrive qu’on soit dans le sens des aiguilles de la montre, mais il arrive seulement et des fois ce que nous ressentons de profondément vrai de cet inconnu qui nous habite, et que nous considérons comme digne d’être transmis, est un volcan à l’irruption actuelle mais aux racines tellement anciennes, alternant tour à tour leurs places dans l’instant, s’éloignant, revenant, se mariant pour faire un présentement vécu.

Je tâchais - j’ai bien dit je tâchais - donc d’écrire un peu comme mes glorieux modèles parce que je trouve ça beau. J’aurais tout de même dû considérer que ce qui était beau à la fin du 19ème et au début du 20ème reste bien entendu beau mais ne peut pas prétendre chanter notre ère et en flatter l’esprit. Pourtant j’ai toujours été un moderne. Je l’ai jamais trouvé beau le monde qu’on nous proposait et j’ai grillé une bonne partie de ma vie à gueuler qu’il fallait le changer, en agissant dans ce sens-là aussi et en refusant de faire longtemps le même métier et en traînant dans tous les milieux, des couloirs de la fac aux fréquentations les plus interlopes. C’est quand même désolant de passer sa vie à vouloir changer le monde et que ça soit les autres qui vous disent : eh, coco, oh, oh, le monde a changé !

C’est comme ça.

Et je suis bien content qu’on m’ait alerté parce que j’allais continuer avec mes histoires à la noix de coco, en automne dans le marais poitevin ou je n’sais où avec des frênes qui tremblent dans des brouillards et des corneilles qui picorent les labours, et mes souvenirs fantasmés ou réels dont à juste titre personne n’a cure. Y’a un copain en France, un écrivain, tiens, je peux bien vous dire son nom après tout, on est pas là pour se faire des cachotteries et il m’en voudra pas, Denis qu’il s’appelle mon ami et on s’est tenus bras dessus bras dessous vingt cinq ans durant avant que je quitte la France et il m’écrivait y’a pas dix jours que les ateliers d’écriture étaient bourrés de gens qui voulaient écrire mais qui lisaient jamais. Tout pour ma gueule, c’est la morale des temps modernes, qu’il a conclu Denis. Pour écrire des choses c’est vrai que y’a pas besoin d’avoir lu des bibliothèques entières mais quand même là comme partout ailleurs y’a un minimum de complicité qui s’appelle l’échange. Il a raison Denis. Tout pour ma gueule. Ecoute ce que j’ai à raconter. On discutera après si on a le temps. Ça doit être le changement de monde. Pourtant Denis, je sais qu’il est ponctuel et il aime pas louper son train mais celui-là va peut-être plus vite que ses yeux. En tous cas il a pas aimé et moi j’ai aimé qu’il me fasse part de son cruel sentiment.

Qu’il ne s’inquiète pas, Denis, ateliers ou pas, même dans les blogosphères du changement de monde c’est tout pour ma gueule. J’ai écrit un tas de textes là-dedans et j’en ai lu beaucoup, beaucoup, ponctuant ça et là mon passage d’un petit commentaire. Y’en a là qui écrivent, écrivent, noircissent du blog à qui mieux mieux, des logorrhées de considérations parmi lesquelles parfois des choses bien, et qui jamais, jamais ne viennent foutre un coup de clic pour savoir ce qu’écrit le voisin. J’ai fait l’expérience. Du m’as-tu-vu dans mon joli blog et si tu viens à étouffer dans le tien tu peux crier au secours là-dedans personne ne viendra t’entendre. Du changement de monde ça ? Allons, allons, je ne vois là que les vieux sentiments de la nuit des temps. Tout pour ma gueule.

Suite et fin demain matin...