(Suite)
Non. En vérité, le monde n’a pas changé parce que son propre justement c’est de changer tout le temps. Le monde changerait s’il s’immobilisait tout à coup et c’est nous décalés qui réclamons plus d’inertie et la question qui obsède en cet instant le clavier sur lequel je m’acharne est de savoir si j’ai envie, si je sais, ou si je suis capable de l’accompagner plutôt que de rester à rêvasser à mon obsolète convenance, car quand même par-delà le plaisir d’une écriture il y a aussi ce qu’on veut de son devenir. Est-ce que la façon dont on écrit est subordonnée aux virtualités changeantes d’un monde que l’on comprend et avec lequel on fait corps ou est-ce que cette façon de dire les choses est une manière de survivre en dépit des manières lunatiques de ce monde ? La liberté totale s’impose là comme partout du moment que celle des autres n’en est point altérée : que chacun chante comme il le veut et que chacun écoute ce qu’il lui plaira d’écouter.
STOP ! Ça c’est bougrement pas vrai parce que l’écriture est une marchandise, délicieuse j’en conviens, mais une marchandise et vous me pardonnerez ces notions marxistes lycéennes éculées, une marchandise où la valeur d’échange a supplanté depuis belle lurette la valeur d’usage avec la bénédiction onctueuse de quatre vingt dix neuf pour cent des éditeurs, des distributeurs, des libraires et in fine des écrivains et en dépit de quelques-uns parmi les meilleurs qui ont organisé la résistance et ont pris le maquis en se servant intelligemment des outils de ce qu’il convient d’appeler l’adversaire médiatique. Je leur laisse le soin de se reconnaître. La plupart des écrits ne sont pas des écrits du cœur mais bien du cul, je veux dire des trucs bien mis en évidence pour que le monde marchand puisse y rentrer à son aise et y faire son marché, une écriture prostituée à une demande vaguement sociale puisque fabriquée, mais même la prostitution peut s’exercer avec talent et ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. Je ne digresse point car seulement la moitié de ma susdite revendication selon laquelle tu écris comme tu veux et je lirai comme j’ai envie est juste puisque côté lecteurs, il y en a encore beaucoup, mais peut-être n’ai-je connu aimé et fréquenté que des ringards, qui ne peuvent pas rentrer dans les nouvelles modalités de l’écriture du monde. Le côté lecteur est donc bien obligé de lire ce qui est publié de littérature s’il ne veut pas sombrer dans l’archaïsme comme moi ou pire encore, si, si, mais je crois qu’il est armé pour cela, dans les romans à quatre sous, de la cervelle de grimauds et grimaudes servie comme du foie gras. A ce propos, j’avais beaucoup aimé la réponse que fit François Bon à un de ses visiteurs du Tiers Livre qui contestait à Tumulte sa qualité de roman, mais que si bien sûr avait dit l’écrivain parce que justement il ne fallait pas se laisser déposséder du concept roman en le laissant à l’exclusivité des faiseurs de trois cent cinquante pages d’une vague histoire de cul où s’agitent deux ou trois personnages. J’ai cité de mémoire bien sûr, juste pour illustrer d’un trait la réalité des rayons de librairies. Ils sont tellement mazoutés par une marée de parutions intellectuellement obscènes mais aux quatrièmes de couvertures alléchantes et au bourrage de crâne tellement assommant qu’il faut, si on aime lire encore et qu’on n'est pas bien renseignés, soit qu’on n'ait pas le temps ou soit que, bien que grand lecteur, on ne suive pas les circonvolutions du petit monde littéraire et de ses enjeux, qu’il faut, disais-je, être vigilant sur ce qui est proposé…Ou alors et c’est ce qui se passe le plus souvent on en revient aux valeurs sûres, aux vieux trains qui ont vu du pays et qui ne décevront pas. C’est que le jeu est inégal et j’affirme tout de même qu’écrire abscons à tout prix parce que le monde serait abscons et bien c’est pas gentil pour une foule de lecteurs parce que ce qu’ils aiment lire, archaïque certes mais de qualité, ne verra plus le jour que dans des manuscrits passés sous le manteau, des blogs littérature érigés en vitrines du désespoir, chacun froidement cloisonné dans le sien comme dans sa tombe.
Après tout, pourquoi pas ? J’ai commencé d’opter en ce sens c’est-à-dire que délaissant la belle ergonomie du livre qui n’a pas voulu de moué, je donne déjà victoire aux ogres libéraux et glisse dans l’erreur de jugement pratique du produit de remplacement. Je médite et je m’édite.
J’ai tort mais on a souvent tort par manque de moyens.
Il va sans dire, mais je le dis quand même, que mon propos élimine d’emblée la pédanterie de ceux qui croient qu’ils aiment tels ou tels livres parce qu’ils sont sortis d’un milieu qui a la réputation de faire de belles œuvres hors champ d’application de la pollution exclusivement marchande ou qui disent détester, parfois dans les deux cas sans avoir lu, tels autres parce qu’ils sont des narrations stricto sensu ou qu’ils ont été publiés par des éditeurs à la réputation douteuse. Le bon goût est plus exigeant et plus compliqué et ça ne marche pas comme le tri sélectif des déchets du développement durable et il arrive que la littérature au sens noble produise de véritables merdes et qu’un diamant s’égare par inadvertance ou ignorance dans une poubelle. C’est rare mais ça peut arriver.
A propos d‘archaïsme je m’arrête une seconde sur Brassens qui reste un de mes poètes de prédilection boudé par une bonne partie des muscadins de la poésie parce qu’il était un chanteur alors que justement l’astuce était de faire passer la poésie sur le mode populaire afin que le plus grand nombre y ait accès. Un internet avec des moustaches et une guitare. C’est un poncif mais sans Brassens Villon serait resté inconnu de beaucoup plus de gens qu’il ne l’est en vérité même si un seul poème ne suffit pas à qualifier une rencontre avec une œuvre, j’en conviens. A un journaliste qui lui disait donc qu’on le taxait en coulisses de passéiste il répondit d’abord en forme de syllepse qu’il n’aimait pas le mot avant de préciser : avec ce hiatus au milieu. A un autre qui formulait à peu près la même critique un peu plus littéraire puisqu’il s’agissait cette fois d’archaïsme il dit que oui bien sûr mais que ceux qui lui reprochaient d’employer un vocabulaire suranné étaient ces mêmes qui fouillaient les brocantes à la recherche de vieilles lampes, alors tout est absolument relatif, n’est-ce-pas et écrivons comme nous le voulons chaque lecteur y reconnaîtra bien le sien, moderne, archaïque, poétique, vulgaire ou politique, un jour ou l’autre.
Mais
Confronté à cette incapacité à comprendre totalement les nouvelles formes autant qu’à les écrire, nouvelles formes qui pourtant j’en suis certain sauveront un moment l’écriture et la littérature du naufrage de leur époque, mais seulement de leur époque qui n’est point éternelle et dont les choix ne sauraient être universels , parce qu’elles sont en harmonie avec des hommes virtualisés et de plus en plus complexes et surtout parce qu’elles détournent intelligemment vers l’intérieur poétique les abstractions matérielles de l’empire exclusivement marchand, il ne faut pas le perdre de vue un seul instant même si de faux puristes écervelés revenus de tout sans avoir jamais mis les pieds nulle part trouvent que ça fait ceci ou que ça fait cela. Je fais donc mienne l’observation publiée chez Corti selon laquelle l’écrivain sachant qu’il n’a plus aucun enjeu médiatique à attendre de son travail peut enfin se consacrer à l’absolu intime de son écriture. J’en suis et je remercie Georges Picard de l’avoir énoncé avec force. Sans enjeu la littérature redevient un art à part entière, une activité plus humaine et plus haute que toute autre puisque débarrassée des préoccupations de la reconnaissance immédiate et éphémère du plus grand nombre.
Elle est là, la résistance des écrivains, écrire en dépit des créneaux des éditeurs à l’affût des coups juteux, des faux libraires en carton bouilli et des monopoles de la distribution cybernétisée à outrance. Ecrire pour entrer en guerre contre ceux qui tirent les ficelles et les cordons des bourses, même dans notre propre camp où ils sont nombreux et avancent masqués. Le pouvoir doit changer de mains, de l’absolu du marketing glisser à la relativité de la plume, et je suis certain que les écrivains, ceux dont la seule ambition est de jouir de l’écriture, sortiront vainqueurs de la confrontation même si beaucoup, dont je suis, y mourront en soldats inconnus, sans même avoir vu le point du jour.
Mais l’enjeu est de gigantesque taille. Nous verrons bien car, reprenant ce que je disais au tout début de ces intempestives cogitations, le monde est un concept métaphysique, un fourre-tout du non-savoir et du flou, un prétexte bâtard et exempt de toute intelligence.
Le monde n’est rien sans les hommes et les hommes, jusqu’à preuve d’un contraire fort hypothétique, c’est nous.
Point de suspension