Je publie un extrait du manuscrit " Le silence des chrysanthèmes" cinq fois refusé et... perdu par Zulma.
J'ai évidemment abandonné.
L’instituteur disait que là il faisait chaud, que là il faisait froid, que là il pleuvait sans cesse, que là-bas il neigeait tout le temps et que là, mystérieusement, il ne faisait rien, ni chaud ni froid. C’était en vert sur la carte, juste à côté de la grande tache toute bleue, chez nous. Ça ne m’intéressait pas. Il suffisait de regarder par la fenêtre.
La baguette de noisetier faisait le tour du globe. A cet endroit précis, les hommes pêchaient et faisaient des bateaux, plus loin ils coupaient des forêts, encore plus haut ils élevaient des chevaux et des moutons, dans un coin, ils travaillaient sous la terre et faisaient fumer de grandes cheminées noires, dans l’autre ils restaient au soleil et faisaient pousser des vignes. Il décrivait aussi, toujours en les situant sur ses grandes cartes, des hommes en fourrure sur la glace ou alors presque tout nus dans une chaleur épouvantable. La baguette frappait enfin sur une grande tache jaune, de l’autre côté d’une auréole bleu foncé, et l’instituteur disait que là, il n’y avait rien, que du sable. Et la guerre, concluait-il, lugubre.
On eût dit qu’il était allé partout, même là où il n’y avait rien, que la guerre. La leçon s’achevait généralement sur ce sinistre néant sablonneux. Prenez vos cahiers de calcul, fini de badiner, retour à la dure réalité, combien coûte un truc que vous ne pourrez jamais vous payer ?
Penché sur une division à trois chiffres, je mettais des virgules au hasard et refaisais le voyage de la baguette, sur les sommets des montagnes, sur les fleuves et à travers les forêts. Il y avait là-bas des hommes et des enfants qui couraient sur la terre et qui s’éclairaient à la même bougie que nous. C’était si loin ! Comment avait-il fait pour y aller, lui, l’instituteur ? Quand j’en aurai fini avec le sabotage de cette accablante division, je le lui demanderai. Moi aussi, je voudrais voir les gens des antipodes.
Sans crier gare, comme surgis de la nuit, c’étaient eux cependant qui venaient jusques à nous. Au dernier tournant de notre chemin d’école, juste avant les premières maisons du bourg, là où la rivière s’attardait en un large plan d’eau, sur une petite place herbeuse et sous des grands peupliers, les roulottes bariolées campaient un beau matin d’hiver. Des feux de bois tout vert arraché aux buissons crachaient la fumée et des hommes en chapeau noir, le teint ridé et hâlé, accroupis, regardaient pesamment ces feux. Des foulards rouges étaient noués autour de leurs cous velus. Des enfants rieurs et en haillons batifolaient tout autour du campement et de grandes femmes en longues jupes de toutes les couleurs, comme les roulottes, aux cheveux de jais qui dégoulinaient le long de leur dos et des anneaux de cuivre pendant à leurs oreilles, tressaient des paniers d’osier. Des chevaux blancs tachetés de marron ou de noir broutaient à l’écart. C’étaient de petits chevaux comme on n’en voyait jamais dans les champs, agiles, avec des crinières épaisses. Parfois, un accord de guitare égrenait ses notes qui s’élevaient en volutes comme la fumée des feux, au-dessus de la horde, dans l’air immobile et frisquet du petit matin.
Nous arrêtions tout net, saisis d’effroi. Nous hésitions un moment en chuchotant nos peurs. De rutilants poignards pendaient à leurs ceintures de cuir. Nous passions devant eux en faisant un écart, en baissant la tête comme les vaincus sous les fourches caudines, puis nous nous retournions pour voir si personne ne nous emboîtait le pas. Nous nous mettions enfin à courir.
Ils nous avaient regardé passer de leurs yeux mornes et taciturnes, des yeux d’autre part, sans faire un geste, comme si nous eussions été des ombres. Au soir, nous empruntions un autre chemin, en suivant l’autre berge de la rivière. Nous rentrions par un long détour et annoncions en criant, en levant les bras au ciel et en courant que les bohémiens étaient là.
Ma mère commandait que les poules soient renfermées, que le verrou du toit à cochon soit tirė, que les saloirs soient portės dans la chambre et que les vélos soient entravés. J’ai vu un frère qui aimait tant sa bicyclette qu’il en dėmonta les roues afin qu’elles passassent la nuit au pied de son lit. Au souper, ma soeur racontait qu’une fois, un bohémien l’avait poursuivie en brandissant son grand couteau. C’ėtait tout. L’histoire s’arrêtait là et personne ne lui demandait comment elle s’ėtait sortie de ce bien mauvais pas. L’essentiel ėtait que ces gens-là couraient derrière les passants pour leur planter des poignards dans le dos. Un autre renchérissait qu’il les avait vu faire ça, au cirque.
Debout pour pouvoir remplir chaque assiette de poireaux fumants et de lard chaud, ma mère disait que les Romanichels avaient ėte chassés de chez eux, parce qu’ils étaient des voleurs. Où ça, chez eux ? C’est ce que j’aurais bien voulu savoir. On haussait les épaules, on faisait un grand geste circulaire, on ne savait point. Alors on disait ailleurs. Dans son éloquence indéfinie, ailleurs est un pays qui fait horriblement peur. La baguette de noisetier ne disait jamais ailleurs, mais ici, lă ou lă-bas. C’ėtait une baguette qui ne s’effrayait pas du monde.
J’épousais les angoisses du clan, un peu sceptique quand même. Les yeux noirs, humides et rêveurs des hommes aux foulards rouges ne ressemblaient pas à des yeux de voleurs et d’assassins. Chaque fin de mois, ma mère répétait que l’épicier ėtait un voleur. Ses yeux globuleux, bleus avec des arcades sourcilières capitonnées et des poils blonds comme ceux du cochon, n’étaient ni humides ni rêveurs. C’étaient des vrais yeux de voleur. Au dessert, fait de noix et de pommes, je demandai si l’épicier ėtait un Romanichel. Après tout, lui aussi vagabondait par les chemins avec son vieux camion, de village en village, pour voler les gens.
On ne vit pas tellement ce que je voulais dire. C’est une sale manie qui m’a poursuivi toute ma vie et que m’ont bien souvent reproché mes amis, que de penser à haute voix, sans énoncer mes cogitations en amont. Tous les visages se tournèrent vers sa majesté le sphinx d’où viendrait forcément la réponse à cette énigme. Ma mère prit bien le temps de finir sa noix et dit que l’épicier habitait là, dans une maison du bourg, il parlait comme nous et il ne mangeait pas des hérissons. Les Romanichels, eux, mangeaient des hérissons et ma mère tordait la bouche de dėgoût. D’accord, l’épicier ne faisait pas cuire des hérissons, mais il volait quand même les gens, avait-elle dit. Oui, il volait les gens avec son sucre et sa farine mais, comment dire cela sans dire de bêtises, vraiment ? J’ėtais quand même un enquiquineur et je confondais tout.
Disons que l’épicier avait le droit de voler les gens, voilà.
Un silence autoritaire ponctua l’énoncé de ce singulier postulat avant que ne suivent des éclaircissements plus rationnels. C’était pour ça qu’il était épicier et c’était De Gaulle qui lui avait donné la permission de voler. Elle n’était pas d’accord, mais elle n’y pouvait rien, enfin pas encore. C’était comme ça, la vie. Je ne connaissais pas la vie, un point c’est tout.
Je ne pouvais qu’acquiescer et je baissai le nez. Frères et soeurs relevèrent fièrement le menton devant cette science maternelle, seule capable de clouer mon bec de prétentieux avec ses curieuses questions. Je me contentai de cette obscure démonstration, remettant à plus tard d’en démêler les subtilités, jusqu’au fil d’Ariane qui devait certainement conduire à quelque vérité encore inaccessible à mon jeune âge.
Il faut pourtant longtemps, très longtemps, pour se débarrasser de la peur de l’Autre dont les autres, à qui on l’a transmise, vous font le dépositaire. C’est une souffrance qui perdure et qui, hélas, on ne le dira jamais assez, s’entretient, s’autoalimente de tout ce qu’elle trouve de non-Moi sur son passage et qui ne s’efface jamais totalement.
Tant que les bohémiens bivouaquaient et rêvassaient au bord de notre rivière, deux ou trois jours, rarement plus, les paysans comptaient chaque matin leur basse-cour et vérifiaient dans leurs grands seaux la traite de la veille. Systématiquement, en effet, une poule pondeuse manquait chez Pierre, un coq avait pris la clef des champs chez Paul, une fourche, des légumes, un pigeon, un lapin ou même un baquet d’avoine avaient disparu chez Jules ou chez Félicien. Les gendarmes constataient, reconstataient, se faisaient répéter le larcin, prenaient posément le café qu’on leur offrait en engloutissant un bout de brioche et désignaient les coupables. L’enquête était terminée. Le paysan pouvait sereinement faire son deuil des disparitions. Après tout ça, en vérifiant une dernière fois quand même que la porte de ce clapier avait bien été forcée et en s’attardant encore un peu sur le printemps qui ne venait pas vite, ils filaient à toute petite allure vers le campement.
La fumée agonisante d’un reste de feu, des écorces d’osier éparpillées, parfois un bout de cuir ou de foulard déchiré, des crottins de-ci de-là, des empreintes de chevaux non ferrés imprégnées sur l’humidité de la terre, témoignaient du passage des voyageurs.
Tout comme elle les avait conduits là, la nuit les avait engloutis. Je ne les ai jamais vu arriver, je ne les ai jamais vu partir, je ne les ai jamais vus sur les routes, je ne les ai jamais vus autre part que là, sur leur petite place herbeuse. Ils étaient du vent, de la brise, des ailleurs insaisissables. Je venais alors souvent m’asseoir sur les pas de ces énigmatiques frères humains de l’ombre et du silence, chercheurs d’ėtoiles et de route, migrateurs de l’espoir, chapardeurs désignés, aux yeux tellement humides.
Le garde-champêtre enfourchait son vélo et rejoignait diligemment les gendarmes. Alors, penchés sur le sol, ils tournaient en rond et furetaient tous ensemble, comme des chiens courants derrière le passage des loups. Si les gendarmes haussaient les épaules, le garde-champêtre haussait les épaules, s’ils juraient, il jurait, s’ils ramassaient un bout de guenille, il en cherchait un, s’ils donnaient un coup de pied dans les cendres fumantes, comme s’il pouvait y avoir là-dessous un os de poulet qu’ils auraient pu brandir comme pièce à conviction, il démolissait lui aussi un feu mourant d’un véhément coup de sabot, s’ils soulevaient le képi pour se gratter la tête, il levait sa casquette et flattait son crâne luisant.
Puis la petite meute abandonnait ses investigations. Si l’estafette prenait la grande route de Poitiers, vers Couhé- Vérac, le vélo du garde-champêtre prenait celle du bistrot. En se frottant les mains, il racontait qu’il n’y avait pas cinq minutes, il était avec les gendarmes de Couhé, comme s’il en connaissait d’autres qui fussent d’ailleurs. Au premier verre, ils avaient fouillé les restes du campement des nomades, au deuxième ils avaient trouvé une peau de lapin, au troisième ils avaient toujours trouvé une peau de lapin mais aussi un manche de fourche, au quatrième ils s’étaient lancés à leur poursuite, à la fin de la bouteille, les bohémiens étaient en prison. Après, il ne savait plus, le garde-champêtre, et comme tous ceux qui étaient là faisaient les insolents et se tordaient de rire en se tapant fort sur les cuisses, il envoyait aux cinq cent diables les gendarmes, les bohémiens et tous ces cons de paysans avec leurs poules et leurs lapins.
Je ne comprenais pas pourquoi ces vaillants pisteurs avec leur auto ne se lançaient effectivement pas à la poursuite des fuyards en roulottes. Peut-être les petits chevaux blancs avec des taches marron et noires avaient-ils aussi des ailes. J’hasardai la question. Cette fois-ci la réponse fut limpide, sans équivoque. Les gendarmes étaient des fainéants et surtout ils avaient bien trop peur de recevoir un coup de couteau dans leur grosse bedaine. Mes apaches accédaient au rang des demis-dieux.
Un été de grandes vacances, deux ėnormes canards eurent alors la bien mauvaise idée de disparaître de l’opulente basse-cour d’une des plus grandes fermes du village. Pourtant la fermière, matrone moustachue, était formelle : les canards étaient là au lever du jour, ils avaient disparu dans la journée. La maréchaussée se dandina pesamment d’une jambe sur l’autre, fronça ses sourcils en halliers, prise au dėpourvu, fortement contrariée et maugréant qu’elle avait des choses plus conséquentes et plus urgentes à régler. Le garde-champêtre ne s’en mêla pas. De hautes herbes folles envahissaient le bivouac habituel des nomades, plus de rivière, point de crottins, point d’empreintes de chevaux ailės, point de cendres chaudes. Ces canards empoisonnaient vraiment la vie de tout le monde, qui se faisaient voler sans qu’il n’y ait de voleurs dans les environs.
Les regards se croisaient, allumés par des sous-entendus matois. La zizanie couvait. Les gendarmes ne se firent pas répéter la grosseur des palmipèdes et ils ne prirent même pas le temps d’avaler un cafė. Ils filèrent à toute allure classer cette étrange indélicatesse aux affaires non élucidées. Le village murmura. Peut-être même que le prétendu volé avait lui-même escamoté ses foutus canards. On ne s’embarrassa pas l’esprit à trouver un motif à une aussi fantasque plaisanterie.
Ils étaient loin, très loin, les baladins flâneurs. Leurs roulottes cahotaient au rythme des sabots de leurs tout petits chevaux, sur des chemins enveloppés par la nuit bleue. Un rayon de lune accroché à leurs ceintures jouait sur le fil de leurs couteaux et leurs yeux rivés aux yeux du firmament promenaient leurs songes chimériques, bâtisseurs d’horizon.
Il me semblait leur avoir rendu un peu de leur dignité et les goupils de la clairière du bois des merisiers ont dû, dans la pénombre blafarde de cette nuit-là, croire un moment qu’ils venaient de décrocher la lune.