Odeurs de lait caillé et de fromages en ferments, travailleurs le cheveux gras en salopettes blanches et bottes toujours vertes pataugeant dans de grandes flaques opalines, la laiterie, industrie décalée dans un monde essentiellement attelé au sillon d’une charrue.
Ce n’était un chemin qu’aux beaux jours. L’hiver, la Bouleure l’effaçait du paysage et en faisait son second lit de débauche. Des bois morts y flottaient à la dérive et au-dessus, décrivant de grands cercles inquiets, les vanneaux huppés piaulaient pathétiques sur le gris du ciel.
C’était aussi un oxymore, un détour pour éviter le chemin des écoliers quand les bohémiens surgis de la nuit et leurs yeux noirs étincelants comme ceux des chats harets, campaient sur un petit tertre herbeux de l’autre berge.
Le chemin pour contourner les couteaux qui pendaient à leurs ceintures, les haillons d’une marmaille aux gestes brutaux, les feux de camp, les paniers tressés d’osier, les roulottes, les petits chevaux mouchetés comme ceux des Comanches et les guitares.
C’était un ordre. Les poules renfermées à double tour, les lapins verrouillés dans leurs cases, les outils de jardin remisés, les bicyclettes entravées, les saloirs camouflés dans la maison, les billets des allocations enfouis plus profondément sous la pile de draps, la dernière précaution était enjointe : Prenez le p’tit chemin de la laiterie.
Puis, un jour, le chemin nous fit les archéologues de la guerre.
Car un orme d’un autre monde, énorme et déjà mort, avec un trou comme une grotte à sa base, gémissait là sans douleur entre le ciel et l’eau. C’était un monument, la cabourne, le désignait-on, et un matin un chat-huant somnolait sur le pas de cet antre lugubre et qui semblait vouloir fouiller de ses ombres les entrailles de la terre.
Nous avons admiré l’endormi les yeux mi-clos, nous avons dévisagé ses petites oreilles emplumées et un souffle de vent qui faisait frémir le poitrail, puis nous l’avons cruellement effrayé. L’oiseau somnambule a lourdement heurté la cime des haies et s’est évanoui quelque part sous des nuages mal définis.
Alors nous nous sommes approchés avec cette fascination étrange du chasseur ou du chien de meute à vouloir respirer l’endroit même où l’oiseau évanescent s’était reposé, comme s’il eût pu oublier là quelque chose de lui, quelque chose de concret et dont nous nous serions saisis. Agenouillés, nous avons scruté et reniflé la senteur humide de la cabourne et nos yeux comme des fouines se sont habitués à l’ombre.
Nous avons reculé, épouvantés et en jetant des cris.
C’était étrange, c’était long, c’était rond, c’était rouillé, c’était pointu.
Un obus ! Une bombe ! Une torpille ! C’est les bohémiens ! Non, c’est les boches ! La guerre !
La guerre, celle dont on nous rebattait tant les oreilles, avec des Allemands vociférants des ordres, voleurs de chevaux, de vaches, d’œufs et de lait, était de retour.
Nous avons fui.
Mais le soir, à pas feutrés pour ne pas déranger la mort qui dormait là depuis si longtemps, avec des précautions rampantes et muettes d’indiens à l’affût, nous sommes revenus. La guerre tel un monstre paisible dormait toujours sur la terre noire de la cabourne.
Alors, nous nous sommes peu à peu habitués à cette inquiétante présence d’un passé tumultueux, un passé d’avant nous, fait de feux et de sang, et nous avons juré le secret. L’arbre mort avec la mort lovée à ses pieds est devenu notre totem. Chaque fois que nous sommes passés par là, faisant même un détour pour y parvenir, régulièrement, nous sommes venus veiller sur le sommeil du monstre.
Et nous n’avons rien dit, meurtris dans notre chair et comme si nous étions des soldats assassins, quand le tranchant luisant d’une hache est venu par un sale matin de printemps briser le repos de notre redoutable idole.
Les membres déchiquetés, le cantonnier Gustave s’est éparpillé sur les herbes et du rouge, beaucoup de rouge, s’est répandu sur le blanc des pâquerettes et le jaune des boutons d’or.
La guerre, la guerre chez les hommes ne dort toujours que d’un œil. Même sous les cabournes innocentes inconnues où veillent des chats huants.
Ce n’était un chemin qu’aux beaux jours. L’hiver, la Bouleure l’effaçait du paysage et en faisait son second lit de débauche. Des bois morts y flottaient à la dérive et au-dessus, décrivant de grands cercles inquiets, les vanneaux huppés piaulaient pathétiques sur le gris du ciel.
C’était aussi un oxymore, un détour pour éviter le chemin des écoliers quand les bohémiens surgis de la nuit et leurs yeux noirs étincelants comme ceux des chats harets, campaient sur un petit tertre herbeux de l’autre berge.
Le chemin pour contourner les couteaux qui pendaient à leurs ceintures, les haillons d’une marmaille aux gestes brutaux, les feux de camp, les paniers tressés d’osier, les roulottes, les petits chevaux mouchetés comme ceux des Comanches et les guitares.
C’était un ordre. Les poules renfermées à double tour, les lapins verrouillés dans leurs cases, les outils de jardin remisés, les bicyclettes entravées, les saloirs camouflés dans la maison, les billets des allocations enfouis plus profondément sous la pile de draps, la dernière précaution était enjointe : Prenez le p’tit chemin de la laiterie.
Puis, un jour, le chemin nous fit les archéologues de la guerre.
Car un orme d’un autre monde, énorme et déjà mort, avec un trou comme une grotte à sa base, gémissait là sans douleur entre le ciel et l’eau. C’était un monument, la cabourne, le désignait-on, et un matin un chat-huant somnolait sur le pas de cet antre lugubre et qui semblait vouloir fouiller de ses ombres les entrailles de la terre.
Nous avons admiré l’endormi les yeux mi-clos, nous avons dévisagé ses petites oreilles emplumées et un souffle de vent qui faisait frémir le poitrail, puis nous l’avons cruellement effrayé. L’oiseau somnambule a lourdement heurté la cime des haies et s’est évanoui quelque part sous des nuages mal définis.
Alors nous nous sommes approchés avec cette fascination étrange du chasseur ou du chien de meute à vouloir respirer l’endroit même où l’oiseau évanescent s’était reposé, comme s’il eût pu oublier là quelque chose de lui, quelque chose de concret et dont nous nous serions saisis. Agenouillés, nous avons scruté et reniflé la senteur humide de la cabourne et nos yeux comme des fouines se sont habitués à l’ombre.
Nous avons reculé, épouvantés et en jetant des cris.
C’était étrange, c’était long, c’était rond, c’était rouillé, c’était pointu.
Un obus ! Une bombe ! Une torpille ! C’est les bohémiens ! Non, c’est les boches ! La guerre !
La guerre, celle dont on nous rebattait tant les oreilles, avec des Allemands vociférants des ordres, voleurs de chevaux, de vaches, d’œufs et de lait, était de retour.
Nous avons fui.
Mais le soir, à pas feutrés pour ne pas déranger la mort qui dormait là depuis si longtemps, avec des précautions rampantes et muettes d’indiens à l’affût, nous sommes revenus. La guerre tel un monstre paisible dormait toujours sur la terre noire de la cabourne.
Alors, nous nous sommes peu à peu habitués à cette inquiétante présence d’un passé tumultueux, un passé d’avant nous, fait de feux et de sang, et nous avons juré le secret. L’arbre mort avec la mort lovée à ses pieds est devenu notre totem. Chaque fois que nous sommes passés par là, faisant même un détour pour y parvenir, régulièrement, nous sommes venus veiller sur le sommeil du monstre.
Et nous n’avons rien dit, meurtris dans notre chair et comme si nous étions des soldats assassins, quand le tranchant luisant d’une hache est venu par un sale matin de printemps briser le repos de notre redoutable idole.
Les membres déchiquetés, le cantonnier Gustave s’est éparpillé sur les herbes et du rouge, beaucoup de rouge, s’est répandu sur le blanc des pâquerettes et le jaune des boutons d’or.
La guerre, la guerre chez les hommes ne dort toujours que d’un œil. Même sous les cabournes innocentes inconnues où veillent des chats huants.